Ce texte est un extrait du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes. Écrit en 1753, il fut publié en 1755.
Rousseau a beaucoup lu les juristes de l'école du droit naturel : Grotins, Pufendorf. Il connaît également très bien Platon, Aristote, Machiavel, Spinoza, Montesquieu. L'Anglais Hobbes, avec son hypothèse de l'état de nature dans lequel l'homme est avide, orgueilleux, toujours en guerre, alimentera la réflexion rousseauiste.
Le Discours se découpe en deux parties :
- la première partie est consacrée à la description de l'état de nature (notre texte appartient à cette partie).
- la deuxième partie expose l'origine de la société sous force de récit, et l'établissement du pacte social.
Rappel : l'état de nature est une fiction, une hypothèse de travail.
I. Dégagez l'idée principale du texte et les étapes de l'argumentation.
L'idée principale se trouve exprimée dans la dernière phrase du texte : "on comprendra combien la différence d'homme à homme doit être moindre dans l'état de nature que dans celui de la société, et combien l'inégalité naturelle doit augmenter dans l'espèce humaine par l'inégalité d'institution". Insensibles à l'état naturel, les inégalités se développent dans l'état civil. L'état de nature ne contient pas en lui-même la nécessité d'un passage à l'état de société. II n'y a pas naturellement d'inégalité naturelle qui donnerait au plus fort l'autorité sur le plus faible (théorie contraire à celle du droit divin).
Rousseau montre que, dans l'état civil, ce qu'on appelle différences naturelles reposent en fait sur les habitudes et les modes de vie. Il distingue :
- différences physiques (dépendent plus de l'éducation que de l'hérédité biologique) ;
- différences intellectuelles (dépendent aussi de l'éducation).
Ces inégalités dites naturelles ne sont dues qu'à " la diversité prodigieuse d'éducations et de genres de vie qui règne dans l'état civil ". Elles sont institutionnelles, et se développent toujours davantage, au cours de l'existence (exemple du nain et du géant).
Le texte se découpe donc ainsi :
a) "En effet... dans la société." Il expose sa thèse ;
b) "Ainsi un tempérament... géant." Il explique, par des exemples, sa thèse ;
c) "Or si l'on compare... d'institution."
La conséquence: des inégalités dites naturelles ne sont en fait que des inégalités sociales. À l'état de nature, les inégalités sont insensibles car il y a uniformité du mode de vie. Rousseau s'engage ici dans une réflexion politique: les inégalités naturelles sont inévitables, celles qu'institue la société sont injustes. L'État idéal devrait garantir l'égalité des citoyens devant la loi.
II. Expliquez les expressions suivantes
a) " Constitution primitive des corps "
Constitution biologique, héréditaire : l'inné par opposition à l'acquis. Les inégalités sont naturelles lorsqu'elles viennent de la " constitution primitive " du corps ou même de l'esprit.
b) " Simplicité et uniformité de la vie animale et sauvage "
Les hommes et les animaux, à l'état de nature, vivent de la même façon : une vie paisible, dont les besoins sont vite satisfaits: manger, boire, dormir, une vie solitaire, dans l'instant. "Gardons-nous donc de confondre l'homme sauvage avec les hommes une nous avons sous les yeux. La nature traite tous les animaux abandonnés à ses soins avec une prédilection, qui semble montrer combien elle est jalouse de ce droit."
c) " État de nature "
État mythique, critère qui permet de mesurer le degré d'éloignement de l'homme social par rapport à une origine hypothétique. Cet état de nature joue aussi le rôle de norme, qui permet de juger, d'un point de vue moral, la dégradation de l'homme social (cf. introduction de J.F. Braunstein, Discours sur l'inégalité, Nathan).
d) " Inégalité d'institution "
Les inégalités sensibles, parfois même considérables entre les hommes, apparaissent au cours de l'histoire des sociétés humaines. La métaphore du nain et du géant est explicite: la distance augmente dès que le géant fait un pas. Dans la pensée de Rousseau, la naissance de la société implique l'apparition d'inégalités.
III. Montrez comment l'on tient quelquefois pour naturelles des inégalités entre les hommes qui, en réalité, sont d'origine sociale
Voici quelques pistes de recherches.
La différence entre les races: l'Occident blanc, technicien, a longtemps considéré les autres civilisations comme naturellement inférieures, infantiles. C'est ce qu'on appelle l'ethnocentrisme: cf. Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage et Race et Histoire. La différence entre les sexes : "on ne naît pas femme, on le devient" écrit Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe.
L'intelligence: en faisant faire, par exemple, le même test à des enfants de conditions socio-culturelles différentes, certains en déduisent la supériorité ou l'infériorité "naturelle" des enfants ! Pensez à ce que recouvre cette terrible expression "échec scolaire". Qu'y a-t-il sous ces deux mots ?
Pensez au chômage. Certes, il touche toutes les catégories socio-professionnelles. Mais qui restera marginalisé ? Qui continuera à se battre et à faire des projets ?
IV. Instituer l'égalité, est-ce niveler ou favoriser les différences individuelles ?
Définissons les deux verbes qui sont l'enjeu de cette réflexion :
- niveler signifie aplanir, combler, uniformiser, rendre horizontal
- favoriser signifie avantager, privilégier.
L'égalité, dans l'état civil, est à construire puisque, comme nous l'avons vu, la naissance de la société civile implique l'apparition et le développement des inégalités. II faut chercher les bonnes institutions, celles qui "savent le mieux dénaturer l'homme" (Émile, II), c'est-à-dire lui permettre de limiter les inégalités tout en permettant aussi à chacun de se réaliser. Pour Rousseau, les inégalités sociales injustes sont celles qui donnent à certains le pouvoir d'imposer aux autres leur volonté particulière. II faut souhaiter que "nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre" (Contrat Social, II). Une société qui se veut juste suppose une certaine réduction des inégalités, et surtout une égalité fondamentale des citoyens.
Pour Tocqueville, l'égalité des conditions se définit ainsi : condition nécessaire mais non suffisante de la démocratie, elle ne signifie pas la fin de toute forme de disparité sociale. La démocratie américaine compte toujours des riches et des pauvres, seulement sortir de sa condition d'origine est désormais possible (pensez aux "self-made men" dont un des plus récents est Bill Gates, un des hommes les plus riches du monde aujourd'hui). Ainsi, instituer l'égalité c'est à la fois niveler les différences individuelles, mais par le haut, c'est-à-dire essayer d'élever plutôt qu'aplanir horizontalement, et de favoriser les potentialités de chacun, comme le dit Tocqueville.
Bibliographie
Rousseau : Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes, Nathan
Kant : Fondements de la métaphysique des moeurs, Delbos
Platon : Gorgias, Garnier-Flammarion
C. Lévi-Strauss : Race et Histoire, Folio/Essais
H. Arendt : Eichmann à Jérusalem, Gallimard
Freud : Malaise dans la civilisation, PUF
G. Bataille : L'Érotisme, Ed. de Minuit
S. Moscovici : Pour une anthropologie fondamentale, Flammarion
Octavio Paz : Discours de Stockholm, Gallimard
Vercors : Les Animaux dénaturés, Livre de poche