L'homme est-il naturellement méchant? Au XVIIIème siècle la question agite les esprits. Un siècle plus tôt, en 1651, dans le Léviathan, Thomas Hobbes avait développé sur le sujet une thèse devenue célèbre. Il avait cru pouvoir discerner "dans la nature humaine trois causes principales de querelle" : la rivalité, la méfiance et la fierté. Il en concluait que "aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont dans cette condition que l'on nomme la guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre tous. "
Lorsque, pour traiter le sujet de l'inégalité parmi les hommes mis au concours en 1753 par l'Académie de Dijon, Jean-Jacques Rousseau s'inquiète de savoir quelle pourrait bien être la condition originaire de l'homme, il rencontre cette thèse sur le chemin de sa propre pensée, qu'anime une conviction contraire. Jean-Jacques Rousseau est en effet persuadé que la rivalité, la méfiance et la fierté, loin d'être des dispositions naturelles, sont des effets de la vie en commun. A ses yeux l'amour de soi et la pitié sont les seules dispositions foncières de l'homme, dont ne saurait découler aucune méchanceté naturelle. Tel est le point de vue, original, qu'il développe au terme de la première partie de son Discours sur l'origine et les fondements de l'Inégalité parmi les hommes.
Une étude attentive du passage où il fait valoir sa conviction devrait nous permettre d'en percevoir et d'en apprécier l'apport philosophique. Jean-Jacques Rousseau passe pour être le théoricien de la bonté naturelle de l'homme. Nietzsche disait , dans Par delà le Bien et le Mal § 245 , que "l'Europe rêvait "avec lui. N'avait-il donné qu'à rêver ou bien avait-il réussi à élever jusqu'au concept un aspect fondamental de la réalité humaine?
Lorsque Jean-Jacques Rousseau aborde la question des dispositions naturelles de l'homme à l'égard de ses semblables, il le fait au terme d'une série d'évocations de la condition native des hommes, celle dont il avait tout lieu de penser qu'elle aurait pu être la leur "à l'état de nature ", antérieurement à tout commerce institué entre eux. Il avait envisagé tout d'abord cette condition sous son aspect "physique ". Il venait de l'envisager sous un second aspect, "métaphysique ". Il lui restait à la considérer sous un dernier aspect, "moral ". Il avait affirmé, parlant de l'état de nature, que « les hommes dans cet état ... ne pouvaient être ni bons ni mauvais. ». Il lui fallait justifier une telle impossibilité. Il le fait en donnant à reconnaître que la pitié inspire spontanément la conduite de l'homme en présence de son semblable, le rendant ainsi incapable de toute méchanceté.
Sa démonstration passe par l'exploitation critique des deux grandes thèses célèbres à son époque, qu'un lecteur averti ne manquerait pas de lui objecter, et qui de toute façon feraient obstacle à l'acceptation de la sienne propre, à savoir la thèse de Thomas Hobbes d'abord, la plus ancienne, et celle ensuite, plus récente, de Bernard Mandeville. Dans le De cive comme dans le Léviathan, Hobbes avait affirmé qu'à l'état de nature l'homme aurait été un loup pour l'homme. Mandeville, dans la Fable sur les abeilles, avait donné à entendre semblablement que, contrairement à ce que la sagesse et la morale politique enseignaient alors, « les vices privés » font bien souvent le « bien public » et qu'ainsi les vices caractériseraient la conduite humaine originelle; mais, à la différence de Hobbes, il avait aussi reconnu "l'homme comme un être compatissant et sensible ". Contre Hobbes, Rousseau affirme que l'homme n'est pas "naturellement méchant". Avec et contre Mandeville il montre que le mouvement de la nature porte l'homme à la commisération. Aussi peut-il finalement tenir pour acquis ce qu'il lui fallait établir, à savoir l'existence d'un principe naturel qui détourne l'homme de faire du mal à son semblable. Suivons Rousseau dans son cheminement. Nous serons ainsi mieux à même de déceler le jeu conceptuel sur lequel repose sa pensée.
Lorsque Jean-Jacques Rousseau commence à parler de la pitié, dont les effets sur sa conduite lui permettront d'établir l'absence de méchanceté naturelle de l'homme, il la présente comme étant un "principe". Nous n'attacherons pas plus d'importance que Rousseau lui-même au fait que Hobbes n'ait point aperçu ce "principe": la mention du fait que "Hobbes n'a point aperçu" ce principe ne sert en effet à Rousseau que de transition, dans le déploiement de son analyse, avec le développement précédent, tout entier consacré à la réfutation de l'idée de l'auteur du De cive selon laquelle l'homme à l'état de nature serait mauvais en raison de son ignorance, en cet état, de la vertu. Nous nous souviendrons simplement ici que Rousseau doit faire admettre l'absence de méchanceté naturelle de l'homme contre l'idée, répandue par Hobbes, selon laquelle les hommes présenteraient une attitude naturelle qui serait belliqueuse. Lorsque Jean-Jacques Rousseau évoque la pitié en la présentant comme étant un principe, il désigne la fonction qu'il lui reconnaît non seulement avant même de l'identifier mais aussi avant de la nommer, ce qu'il ne fera qu'ultérieurement, lorsqu'il la donnera à considérer comme étant une "vertu naturelle ". En faisant de la pitié un principe, Rousseau entend donner à percevoir ce en vertu de quoi l'homme agit à l'état de nature, c'est-à-dire lorsque c'est la seule nature qui l'inspire. Déjà, dans la Préface de son Discours, Rousseau disait "apercevoir deux principes " au nombre desquels la pitié figurait: il disait apercevoir dans l'âme humaine « deux principes antérieurs à la raison, dont l'un nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l'autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir un être sensible et principalement nos semblables. » Et il y parlait alors du « concours et de la combinaison que notre esprit est en état de faire de ces deux principes ». Au moment de faire entrer le second de ces deux principes sur la scène philosophique de sa démonstration de l'absence de méchanceté naturelle de l'homme, Rousseau l'articule au premier, dont il est censé, à ses yeux, atténuer les éventuels effets cruels. Il le présente comme ce qui « ayant été donné à l'homme pour adoucir, en certaines circonstances, la férocité de son amour-propre, ou le désir de se conserver avant la naissance de cet amour, tempère l'ardeur qu'il a pour son bien-être par une répugnance innée à voir souffrir son semblable. »
Que penser d'une telle articulation du second principe, qui « nous inspire une répugnance naturelle à voir ... souffrir ... nos semblables », selon la terminologie de la Préface reprise ici, au premier principe, qui « nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes », que Rousseau présente ici de façon dia-chronique, en distinguant l' "amour-propre", qualifié de "féroce", du "désir de se conserver ", désigné, lui, sans connotation morale ? Manifestement Jean-Jacques Rousseau ne traite pas les deux principes identiquement. A supposer qu'il leur reconnaisse une égale importance, reste qu'il les traite différemment. Par sa façon de les articuler l'un à l'autre, il reconnaît la priorité de "l'ardeur" que l'homme "a pour son bien-être" sur la pitié que lui inspire la souffrance de son semblable. S'il réserve ici le nom de principe à "la répugnance naturelle à voir souffrir son semblable", c'est parce que c'est elle seule qui lui importe en tant que telle présentement, tandis qu'il s'emploie à fonder sa conception de l'absence de méchanceté naturelle de l'homme. Et il est fondé à le faire de son propre point devue. L'instinct de conservation et la pitié, ces deux principes de la conduite humaine, ne sont pas à mettre sur le même plan. Si l'un intéresse chaque homme à la conservation de soi, l'autre l'intéresse à la conservation de l'espèce. Si l'un est à l'œuvre incessamment, les hommes devant pourvoir à chaque instant à leur survie, l'autre n'intervient qu'occasionnellement, du moins à l'état de nature, qui n'est pas, il est vrai, le seul à être envisagé par Rousseau lorsqu'il parle de l'éventuelle méchanceté de l'homme pour en récuser le caractère naturel. Lorsqu'il relativise ce qu'il dit de l'intervention modératrice de la pitié, en la liant à la présence de "certaines circonstances", Rousseau pense aux rares moments où elle intervient à l'état de nature - il considère en effet, ainsi qu'il l'a montré au début de la première partie de son Discours, que les hommes vivent isolés les uns des autres et ne se rencontrent qu'en de rares occasions. Il pense peut-être aussi, pour les exclure sans que son propos s'en trouve invalidé, aux circonstances, particulières, où la pitié n'empêchera pas l'homme à l'état de nature de faire passer son "désir de se conserver" avant la "répugnance innée à voir souffrir son semblable", et qu'il évoquait dès la préface lorsqu'il parlait du "cas légitime où sa conservation se trouvant intéressée, il est obligé de se donner la préférence à lui-même," ou qu'il évoquera plus loin, indirectement, lorsqu'il parlera de la compassion dont fera preuve le sauvage qui ne prendra pas la nourriture d'un faible vieillard "si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs". En distinguant l'effet "adoucissant" qu'exerce la pitié sur " la férocité de l'amour-propre " de celui qu'elle exerce sur le " désir de se conserver avant la naissance de cet amour ", Rousseau évoque deux âges, à ses yeux distincts, de la condition humaine, celui de la vie en société et celui de la vie à l'état de nature. L'amour-propre est, pour lui, un sentiment né de la société - un sentiment susceptible de férocité , sous l'effet de corruption de celle-ci - alors que l' ardeur de l'homme pour son bien-être, appelé encore amour de soi, est un sentiment naturel, exempt de tels excès conduisant au vice, dont Rousseau entend précisément montrer l'absence primitive. Quelle que soit la différence, née de la vie en commun, qui conduise à distinguer entre les effets de la pitié, reste que celle-ci est pensée globalement par Rousseau comme "ayant été donnée à l'homme pour tempérer l'ardeur qu'il a pour son bien être". Rousseau affirme ainsi une intention de la Nature veillant, tel un Dieu Leibnizien, à l'harmonie universelle entre l'intérêt des individus et celui de l'espèce.
Sans qu'il prenne la peine de s'en expliquer, Jean-Jacques Rousseau accorde le nom de vertu à la "répugnance innée à voir souffrir son semblable" dont il vient d'affirmer l'action adoucissante de "l'ardeur qu'a l'homme pour son bien-être". Il déclare : "Je ne crois pas avoir aucune contradiction à craindre, en accordant à l'homme la seule vertu naturelle, qu'ait été forcé de reconnaître le détracteur le plus outré des vertus humaines." Voilà une bien étrange déclaration ! On comprend qu'elle vienne donner du poids à la déclaration que Rousseau vient de faire concernant le contrepoids exercé par la pitié sur l'amour de soi pour montrer que l'homme ne saurait être tenu pour méchant par nature. On ne comprend pas pour autant qu'il élève ce mouvement de répugnance au degré d'une vertu. Au moment de considérer l'état de nature sous son aspect moral, Rousseau n'avait-il pas affirmé que les hommes dans cet état n'avaient "ni vices ni vertu"? Et l'on comprend qu'il l'ait fait: toute la tradition philosophique conduit à voir dans la vertu une qualité morale méritoire, qui dépend de "l'intention droite" du sujet, et donc du fait qu'il accomplisse de façon réfléchie ce qu'il tient pour être son devoir. Or Rousseau exclut la détermination de l'action par la réflexion dans l'état de nature. Ne va-t-il pas lui-même tirer argument du fait que la pitié " précède l'usage de toute réflexion " pour démontrer le caractère universel de cette "vertu"? Comment peut-il dès lors se déclarer si facilement assuré de ne pas rencontrer la contradiction de la part du "détracteur le plus outré des vertus humaines", dont nous avons tout lieu de penser qu'il s'agit de l'auteur de la Fable des Abeilles, ouvrage dans lequel il "démystifie" , avant la lettre, le bien des sociétés en le faisant résulter des vices privés? Or Mandeville, s'il reconnaît effectivement que la pitié est "un mouvement de la nature" ne lui attache aucune "vertu morale"; il se plaît au contraire à souligner son caractère radicalement intéressé pour lui dénier toute valeur de ce type. Il dit par exemple qu' " il n'y a aucun mérite à sauver un petit enfant innocent sur le point de tomber dans le feu ", que " cette action n'est ni bonne ni mauvaise "et que, " si utile qu'elle ait été à l'enfant, nous ne l'avons faite que pour nous faire plaisir à nous-même. “ Comment comprendre que Rousseau s'autorise néanmoins d'une absence de contradiction en provenance de Mandeville pour cautionner l'existence d'une telle "vertu naturelle"? Trouverons-nous réponse dans le développement dont Rousseau fait suivre sa déclaration de confiance dans la mise en évidence, qu'il pense avoir réalisée, de ce qu'il présente comme étant "la seule vertu naturelle" ayant trouvé grâce aux yeux de Mandeville? Rousseau y qualifie la pitié, enfin nommée expressément, de "disposition convenable à des êtres aussi faibles, et sujets à autant de maux que nous le sommes" avant de la qualifier à nouveau de "vertu" pour la déclarer "d'autant plus universelle et d'autant plus utile à l'homme qu'elle précède en lui l'usage de toute réflexion, et si naturelle que les bêtes mêmes en donnent quelquefois des signes sensibles". Rien ne se présente à première vue dans ces considérations qui soit susceptible de nous éclairer directement: elles portent, de près ou de loin, sur l'utilité de la pitié chez un être aussi faible que l'homme peut l'être à l'état de nature, lui qui pour perfectible qu'il soit n'en est pas moins précisément d'abord imparfait. Et pourtant Rousseau, ce disant, ne déclare-t-il pas conjointement le fait que la pitié soit une disposition convenable eu égard à notre nature et qu'elle soit assurée d'efficacité? Ne retrouvons-nous pas là le sens pré-moral, quasi physique, du mot "vertu", entendue comme étant d'abord une "force" (le mot apparaîtra peu après sous la plume de Rousseau), une disposition efficace inscrite dans la nature des choses, telle la vertu dormitive de l'opium chez Aristote. Une relecture attentive du passage où Rousseau déclarait qu'il n'y a "ni vices ni vertus" chez les hommes à l'état de nature accorderait un crédit certain à notre interprétation. Rousseau y dit en effet ceci: « Il paraît ... que les hommes dans cet état ... n'avaient ni vices ni vertus, à moins que, prenant ces mots dans un sens physique, on n'appelle vices dans l'individu les qualités qui peuvent nuire à sa propre conservation, et vertus celles qui peuvent y contribuer...» N'est-ce pas ce que fait Rousseau lorsqu'il parle de la pitié en terme de "vertu naturelle"? Nous avons tout lieu de le penser: que montre-t-il en effet après s'être recommandé de Mandeville, sinon que les hommes lui doivent en tant que disposition naturelle (dépassant les limites de la seule humanité), universelle et irréfléchie, leur conservation. Ne les préserve-t-elle pas en effet de l'agression de leurs semblables? Rousseau ne le dit pas, tant cela va de soi! Reste néanmoins une profonde ambiguïté, à laquelle Rousseau semble se prêter, de façon inquiétante pour la transparence du propos. Rousseau, qui sait le poids des mots, n'hésite pas à élever au rang d'une vertu une simple disposition affective spontanée, dont Mandeville avait pourtant montré qu'elle pouvait conduire au vice, en évoquant, à titre d'exemple, la pitié qui avait " contribué à perdre l'honneur des filles "... Ne cherche-t-il pas, ce faisant, à persuader le lecteur de son Discours de la "bonté" à quoi la Nature disposerait tous les hommes - et dont la société l'éloignerait? "L'homme est né bon, la société le corrompt"! La thèse est en attente, latente, qu'étayera la suite du Discours, en sa seconde partie...
Après avoir donné à voir dans la pitié une "vertu naturelle", Rousseau en montre "la force". Il le fait en deux temps, dont chacun est commandé par une définition singulière de la pitié. Après avoir montré en elle une force active, susceptible d'induire tout un ensemble de "vertus sociales" profitables à nos semblables, il considère les effets moraux non moins patents qui lui seraient imputables quand bien même on ne verrait en elle qu'un pur sentiment de commisération. Ce faisant il conduit le lecteur à admettre progressivement ce qu'il finira par déclarer, au terme de sa démonstration d'ensemble, à savoir que "c'est dans ce sentiment naturel, plutôt que dans des arguments subtils, qu'il faut chercher la cause de la répugnance que tout homme éprouverait à mal faire, même indépendamment des maximes de l'éducation ".
Tout le développement que Rousseau consacre à la force morale de la pitié repose en effet sur une distinction, essentielle à sa pensée, entre deux modes d'agir, dont chacun est spécifique d'un des deux états de vie, l'état de nature et l'état social, que le Discours s'emploie à différencier et à chacun desquels il consacre une de ses deux parties. Le premier mode d'agir se définit positivement, comme étant "un pur mouvement de la nature" et négativement, comme étant irréfléchi, "antérieur à toute réflexion". Le second mode d'agir, qui apparaît précisément avec l'exercice, social, de la réflexion, se définit par la pratique du "raisonnement " dont la philosophie constitue la paradigme aux yeux de Rousseau. Pour montrer l'importance de la pitié sur le comportement de l'homme social à l'égard de son semblable, il fait apparaître ce qu'un tel comportement doit à la pitié et ce qu'il perd lorsque le raisonnement en étouffe les effets. Il montre d'abord, en voyant dans la pitié le déploiement d'une force morale, que non seulement "avec toute leur morale les hommes n'eussent jamais été que des monstres, si la nature ne leur eût donné la pitié à l'appui de la raison " mais qu'aussi de "cette seule qualité découlent toutes les vertus sociales " que Mandeville se plaît à démystifier. Il montre ensuite, en ne retenant plus de la pitié que sa composante affective, la commisération , que "l'identification - en quoi elle consiste alors - a dû être infiniment plus étroite dans l'état de nature que dans l'état de raisonnement. "
Nous ne nous arrêterons pas au détail des évocations multiples auxquelles Rousseau procède. Observons simplement, au passage, le privilège éthique qu'elles accordent au "pur mouvement de la nature", celui de la sensibilité. Rousseau enracine toutes nos attitudes humanitaires dans le seul sol affectif de la compassion: "de cette seule qualité découlent toutes les vertus sociales", dit-il avant de les énumérer. L'octroi d'un tel privilège va de pair avec la mise de la raison au banc des accusés. Si l'on en croit Rousseau, ceux qui agiraient le plus sous sa conduite, les philosophes, seraient les plus inhumains des hommes, insensibles au sort de leurs semblables ! Comment Rousseau explique-t-il une telle insensibilité? La raison aurait pour effet de rompre l'immédiateté sensible qui conduit à s'identifier intimement avec celui que l'on voit souffrir. Pour être enclin à se porter au secours d'autrui, pour avoir pitié, il faut être "touché" par les maux dont il est victime, éprouver de la commisération. La réflexion introduirait une distance à l'égard de la victime dont la sollicitude ferait les frais et dès lors "l'ardeur pour notre bien-être" fera taire l'élan, brisé, de la pitié. L'exemple que donne Rousseau du philosophe indifférent au spectacle d'un meurtre commis sous sa fenêtre , comme, celui, en sens contraire, des femmes des halles séparant les combattants ne montrent rien d'autre. Manifestement Rousseau ne croit pas au pouvoir qu'aurait la raison de nous dicter une conduite à quoi notre sensibilité n'aurait plus la force de nous disposer. Incapable de compenser le silence éventuel de la sensibilité, elle aurait même pour effet d'en étouffer la voix !
Ayant affirmé le primat de la sensibilité sur la raison dans l'agir philanthropique, après avoir élevé son exercice compatissant au rang de "la vertu" en sa forme naturelle, il ne reste plus à Rousseau qu'à conclure. Il le fait, selon l'équilibre binaire avec lequel il nous a familiarisé. Après avoir proclamé la vertu de la pitié en réitérant solennellement que "c'est elle qui" ," modérant dans chaque individu l'activité de l'amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l'espèce " , il oppose son pouvoir de nous détourner de mal faire à l'impuissance commune que manifesterait la raison à obtenir semblable effet.
Rousseau peut écrire qu'" il est donc certain que la pitié est un sentiment naturel, qui, modérant dans chaque individu l'activité de l'amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l'espèce". Il avait dit et montré qu'elle tempérait la "férocité de l'homme de son amour-propre" avant d'établir son origine naturelle par l'incapacité d'en imputer la vertu à la seule raison. Il va, à quatre reprises, désigner la façon dont "elle concourt à la conservation mutuelle de l'espèce". Elle le fait en conduisant les hommes à se porter spontanément au secours de leurs semblables: "c'est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir" . Elle le fait en imposant sa loi selon l'ordre, nécessaire, qui est celui de la nature et non selon celui, obligatoire, et donc pouvant être enfreint, de ce qui s'impose moralement: "c'est elle qui, dans l'état de nature, tient lieu de lois, de moeurs, et de vertu, avec cet avantage que nul n'est tenté de désobéir à sa douce voix". Elle le fait, ainsi que le montre le comportement du sauvage, en protégeant le faible de l'action dommageable du plus fort: "c'est elle qui détournera tout sauvage robuste d'enlever à un faible enfant, ou à un vieillard infirme, sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs ". Elle le fait en exerçant son action de "principe" de bonne conduite sociale, appelée justice, auquel les moralistes ont donné le nom de "maxime", en assurant efficacement la conservation de l'espèce du fait qu'elle "tempère l'ardeur" que l'homme a "pour son bien être": "c'est elle qui, au lieu de cette maxime sublime de justice raisonnée: “Fais à autrui comme tu veux qu'on te fasse”, inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle bien moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente: “Fais ton bien avec le moindre mal d'autrui qu'il est possible”." Arrêtons-nous un court instant sur cette quatrième et dernière manière qu'a Rousseau de désigner la façon dont la pitié " concourt à la conservation mutuelle de l'espèce". Elle appelerait de nombreuses considérations. Les unes porteraient sur l'usage du mot maxime pour désigner, analogiquement, une disposition naturelle qui n'a rien, à proprement parler, d'une formulation effective d'une prescription éthique. Les autres porteraient sur l'usage de l'expression "maxime sublime de justice raisonnée" pour qualifier la mise à parité éthique d'autrui à l'égard de soi. D'autres enfin seraient relatives tant à l'utilité supposée supérieure qu'à la moindre perfection de la maxime dite de "bonté naturelle". Nous interrogerons simplement le fait que Rousseau parle de "bonté naturelle". Dépasse-t-il ainsi le cadre de son propos initial, qui concernait l'absence de méchanceté naturelle? Certes Rousseau ne va pas jusqu'à déclarer l'homme naturellement bon. Reste qu'il le donne pour enclin à l'être. Qu'il accorde la priorité à l'intérêt individuel n'enlève rien à la conviction de fond qui se trouve ainsi exprimée: l'homme serait enclin à la bonté. Toutefois une telle bonté se définit par l'absence de volonté de nuire, d'acceptation du "moindre mal " et donc par l'absence de méchanceté. Contrairement aux apparences, Rousseau n'extrapole donc pas.
Ce qui était donc à établir peut être désormais tenu pour intellectuellement acquis: on ne saurait déceler aucune méchanceté naturelle chez l'homme: il n'est pas enclin à faire le mal! Nul besoin pour l'en garder d'un dispositif éthique onéreux: nul besoin d'"arguments subtils", nul besoin du concours de l'éducation civique, nul besoin d'un esprit de la trempe de celui de Socrate. Par la pitié la sensibilité réussit là où, par la réflexion, la raison eût échoué. Telle est la conclusion ultime de Rousseau qui affirme ainsi une dernière fois sa conviction anti-philosophique. A moins qu'il ne s'agisse d'une conviction authentiquement philosophique, d'un philosophe selon Pascal, qui se moquerait de la philosophie... Voilà ce dont il nous faut à présent débattre.
L'analyse à laquelle nous avons soumis le propos de Jean-Jacques Rousseau relatif à la pitié nous a mis en présence d'une pensée soucieuse de déterminer quelle est l'attitude foncière de l'être humain en présence de ses semblables. En faisant valoir la thèse selon laquelle il ne serait pas porté naturellement à leur faire du mal, Rousseau s'apprête, dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'Inégalité parmi les hommes, à mettre la méchanceté dont l'homme se montre pourtant capable au compte des effets de la vie en commun. Il déclarera bientôt que c'est la société qui le corrompt. On ne saurait certes faire une impasse pure et simple sur les intentions politiques de Rousseau, en dissociant ce qu'il dit de pitié de ce que donnera à entendre la suite du Discours,. Reste que son propos relatif à la pitié est essentiellement de nature anthropologique et éthique puisqu'il porte, de façon évidente, sur les fondements de l'agir humain à l'égard d'autrui. C'est à ce titre qu'il nous semble être instructif, ce que nous allons nous employer à montrer.
Pour donner à penser l'attitude de l'être humain à l'égard de ses semblables, Rousseau - dans le passage que nous avons analysé - passe par le détour, conceptuel, d'une remontée aux sources de l’agir humain. Commençons par reconnaître que Rousseau emprunte ainsi le chemin philosophique inauguré par la pensée socratique, celui de la construction du concept, dont Gilles Deleuze et Felix Guattari rappellent fort à propos qu'il s'identifie avec la démarche philosophique dans leur dernier ouvrage testamentaire intitulé "Qu'est-ce que la philosophie? " . Si nous avions tout lieu de nous inquiéter du soupçon éthique que Rousseau faisait peser sur l'attitude philosophique, accusée de conduire à l'indifférence face au malheur d'autrui, nous ne saurions douter que Rousseau se comporte lui-même en philosophe lorsqu'il en vient à manifester un tel soupçon!
Examinons le travail conceptuel auquel se livre Rousseau afin de nous laisser instruire par lui.
Rousseau distingue deux "principes " susceptibles de régir la conduite humaine en présence d'autrui. Le premier, originaire, est défini comme étant une disposition de la nature. Il est d'ordre affectif et agit par impulsion: il nous incline à ne point nuire à autrui. Il a la compassion pour contenu et s'identifie à la pitié. Le second, acquis, est défini comme étant engendré par la raison, repose sur le raisonnement. Il est d'ordre éthique et agit par réflexion: il nous dicte notre conduite. Rousseau s'autorise de du mode d'efficience différent des deux principes pour prouver la bonté naturelle de l'homme à l'égard de ses semblables, en dépit de la conduite, empreinte d'inhumanité, qu'il donne en fait à observer. Si l'homme semble ne se soucier que de soi, ce que traduit le concept d'amour propre, c'est sous l'effet d'une sorte de paralysie induite du mouvement spontané qui est le sien en faveur d'autrui. Et cette paralysie serait elle-même l'effet de la réflexion. Comprenons l'idée de Rousseau, dont il nous faut bien reconnaître la pertinence. La gestion mentale des données, appelée réflexion, introduit une distanciation psychique de l'être humain qui est témoin de la détresse de son semblable à l'égard de l'impression que cette détresse fait sur lui et à laquelle il aurait autrement tendance à s'identifier. Dès lors se trouve comme suspendu le mouvement affectif "qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir". La voie se trouve ainsi ouverte qui nous détourne de lui venir en aide pour peu que la prise en compte de notre propre intérêt, œuvre de notre raison calculante mise alors en exercice, nous persuade de penser d'abord à nous-même…C'est ici que devrait intervenir efficacement le principe éthique, celui que Rousseau qualifie de de justice raisonnée et qui nous dit: "Fais à autrui comme tu veux qu'on te fasse ! " . Malheureusement, observe Rousseau, pour admirable qu'elle soit, une telle maxime risque fort de rester lettre morte chez tous ceux qui ne sont pas de la trempe d'un Socrate... Du point de vue de la stricte efficacité, force serait donc de reconnaître la supériorité du "mouvement de la nature".
Rousseau peut ainsi nous aider à nous dégager de ce que l'on pourrait appeler l'idéalisme rationaliste de ceux qui voudraient que l'homme agisse sous la conduite de la seule raison, c'est-à-dire à la suite de Socrate et de tous ses épigones, au nombre desquels semblent devoir se ranger, historiquement, l'ensemble des philosophes. A l'époque de Rousseau la raison, plus que jamais, apparaît comme étant la voie royale qui conduit l'homme à sa perfection. Rousseau ne partage pas l'optimisme ambiant des "Lumières". Ce qu'il dit de la pitié nous permet de comprendre sa réserve. Si la raison, dont use le philosophe pour repérer le bien qui serait à faire et le mal qui serait à éviter, elle ne lui permet pas par elle-même de suivre le chemin que la nature lui dicterait de façon infiniment plus sûre, celui de la compassion! Telle est fondamentalement la raison, éthique, de la défiance de Rousseau à l'égard de la philosophie, dont nous sommes mieux à même de percevoir à présent la cohérence. Il fallait qu'un Socrate ait pu penser que "nul n'est méchant volontairement" sans distinguer le vouloir impulsé par sa nature de celui édicté par sa pensée pour assurer sa propre cohérence. On comprend, à la lumière de la distinction rousseauiste entre le mouvement de la sensibilité et l'action de la raison, l'insistance, aujourd'hui, d'un Michel Serres dans son dernier ouvrage, Le Tiers Instruit, pour que marchent de pair le savoir et la compassion! L'un ne saurait aller sans l'autre.
Reste toutefois à penser la conviction de Rousseau selon laquelle la voix de la nature serait celle qui conduit les hommes à être "humains" les uns à l'égard des autres.
Rousseau aurait pu se réclamer d'une autorité, devenue culturellement parallèle au XVIIIème siècle, celle de la tradition biblique, s'il n'avait tenu à marquer ses distances à son égard. La Bible en effet, dans le second de ses récits des origines, marque le passage de la bonté originelle à l'état pêcheur de l'humanité, que matérialise le meurtre de Caïn, par l'accès au discernement éthique, œuvre de la raison (Gn 3, 1 - 4, 16). Mais Rousseau prenait ceux qui entendaient parler au nom de la raison, les philosophes, pour interlocuteurs privilégiés. Aussi devait-il faire valoir contre eux son idée de la bienveillance de la nature contre celle de la société. Hobbes avait défendu la thèse selon laquelle l'ordre social, fruit d'une décision réfléchie, venait au secours d'une hostilité naturelle dommageable à la survie de l'humanité. Rousseau était convaincu du contraire. En réhabilitant les voies de la nature il s'offrait la possibilité de dénoncer l'ordre social lorsque celui-ci, par manque de vertu des citoyens et des dirigeants, devenait inique, ce que son adversaire anglais pouvait difficilement faire. Avait-il raison?
Nombreux seront les penseurs qui, contre lui, viendront renforcer les rangs de Thomas Hobbes. Hegel verra dans la lutte pour la reconnaissance une passage obligé de l'animalité vers l'humanité, en ce qu'elle est le moyen pour la conscience de soi de s'affirmer. Freud mettra l'hostilité au compte des facteurs instinctifs du comportement humain, faisant observer, non sans ironie, qu'il ne serait pas tant nécessaire d'obliger les hommes à s'aimer s'ils étaient spontanément portés à le faire. Sartre inscrira la relation à l'autre dans le cercle maudit d'un enfer auquel l'homme ne saurait échapper, voué qu'il est à s'affirmer en néantisant en quelque façon la subjectivité d'autrui. Il reviendra à René Girard, observateur autorisé des montées anthropologiques de la violence, de rendre possible conceptuellement un retour avisé à Rousseau. Dans l'un de ses ouvrages qui lui sont consacrés, Des choses cachées depuis la fondation du monde, il permet de comprendre que l'être humain, pour porté qu'il soit à rencontrer autrui sur un terrain d'abord favorable à l'éclosion de bons mouvements à son égard, celui de l'imitation, est conduit de facto à s'opposer à lui du fait de l'indétermination originaire de ses pulsions appropriatives. C'est le spectacle de la satisfaction d'autrui qui lui désignerait l'objet de sa propre satisfaction, le conduisant ainsi à rivaliser avec lui pour s'en emparer. Ce mimétisme d'appropriation, Platon l'aurait déjà découvert mais se serait bien gardé d'en révéler l'action destructrice, tout en mettant en place dans sa propre pensée les contre-feux de l'ordre social cloisonné de la République. A cet ordre, destiné à interdire à chacun de convoiter la position des autres, Platon a donné le nom de justice. Rousseau, comme ses adversaires, n'aurait ainsi perçu qu'un aspect de la question de la nature de la relation originaire à autrui. Il avait en vue la non-méchanceté primaire et négligeait les effets de la rencontre d'autrui, effet de suscitation du désir et effet conséquent de provocation au conflit. Il oubliait que Caïn restait le fils d'Adam tel qu'il était avant de savoir ce qui était bon pour lui et devenu Caïn en découvrant dans la satisfaction d'Abel ce qui lui manquait et lui tardait de posséder en lieu et place de son frère, devenu ennemi. Rousseau avait découvert l'existence d'un seuil critique entre l'état de nature et celui de raisonnement , dont nous apprenons à présent que le premier tient son innocence de l'ignorance de soi antérieure à la rencontre d'autrui, qui a pour conséquence de nous révéler à nous-même notre propre désir, tout en nous conduisant à "enclore son terrain" à notre profit...
En privilégiant, ainsi qu'il l'a fait, la sympathie active en présence du malheur de ses semblables, Rousseau a négligé d'observer l'empathie non moins active, mais aux effets contraires, éprouvée en présence de son bonheur! En pensant que la pitié empêchera "tout sauvage robuste d'enlever à un faible enfant, ou à un vieillard infirme, sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs", il pose une condition impossible à remplir pour ce "bon" sauvage: ou le sauvage sera repu ou il se verra désigner ce qu'il désire manger par ce qu'il verra consommer par le jeune enfant et lui dérobera! Comment d'ailleurs Rousseau peut-il envisager que le sauvage "espère" sans réflexion trouver sa nourriture ailleurs: il ne saurait anticiper sans penser!
La lecture des considérations que Rousseau a consacré à la pitié nous a révélé l'activité authentiquement philosophique qui se déploie chez un jeune penseur du XVIIIème siècle dans ce qui constitue sans doute la première de ses œuvres authentiquement philosophiques. En s'efforçant de remonter aux origines de l'agir humain, Rousseau a su problématiser un a priori anthropologique aussi vieux que la pensée philosophique elle-même, l'a priori selon lequel l'homme serait voué à vivre de façon concertée en compagnie de ses semblables pour exister à hauteur d'homme. S'il a cru, un peu trop facilement, en une absence congénitale de méchanceté de sa part et s'il a méconnu le poids de l'ignorance native dont la rencontre d'autrui le fait sortir en le conduisant à se heurter à lui, Rousseau a néanmoins eu le mérite insigne de désigner le lieu problématique d'engendrement de l'humain, celui de sa rencontre avec autrui.