Aragon, Les Yeux d'Elsa - Richard Coeur de Lion

Commentaires en deux parties.

Dernière mise à jour : 01/10/2021 • Proposé par: objectifbac (élève)

Texte étudié

Les spectres évitaient la route où j'ai passé
Mais la brume des champs trahissait leur haleine
La nuit se fit légère au-dessus de la plaine
Quand nous eûmes laissé les murs de La Bassée

Un feu de ferme flambe au fond de ce désert
Aux herbes des fossés s'accroupit le silence
Un aéro dit son rosaire et te balance
Une fusée au-dessus d'Ablain Saint-Nazaire

Les spectres égarés brouillent leurs propres traces
Les pas cent fois refaits harassent leur raison
Des panaches de peur montent à l'horizon
Sur les maisons d'Arras en proie aux chars Arras

Interférences des deux guerres je vous vois
Voici la nécropole et voici la colline
Ici la nuit s'ajoute à la nuit orpheline
Aux ombres d'aujourd'hui les ombres d'autrefois

Nous qui rêvions si bien dans l'herbe sans couronnes
La terre un trou la date et le nom sans ci-gît
Va-t-il falloir renaître à vos mythologies
On n'entend plus pourtant grincer les cicerones

0 revenants bleus de Vimy vingt ans après
Morts à demi Je suis le chemin d'aube hélice
Qui tourne autour de l'obélisque et je me risque
Où vous errez Malendormis Malenterrés

Panorama du souvenir Assez souffert
Ah c'est fini Repos Qui de vous cria Non
Au bruit retrouvé du canon Faux Trianon
D'un vrai calvaire à blanches croix et tapis vert

Les vivants et les morts se ressemblent s'ils tremblent
Les vivants sont des morts qui dorment dans leurs lits
Cette nuit les vivants sont désensevelis
Et les morts réveillés tremblent et leur ressemblent

A-t-il fait nuit si parfaitement nuit jamais
Où sont partis Musset ta Muse et tes hantises
Il flotte quelque part un parfum de cytises
C'est mil neuf cent quarante et c'est la nuit de Mai

Aragon, Les Yeux d'Elsa - Richard Coeur de Lion

Aragon a écrit le recueil Les Yeux d'Elsa pendant la seconde Guerre mondiale. Celui-ci est constitué d'un ensemble de poèmes qui revêtent, derrière un lyrisme apparent, des allusions à l'actualité, et surtout, des idées d'espoir et de lutte, pour donner confiance en la Résistance. Aragon fût emprisonné à Tours le 22 juin 1940 pour avoir tenté de traverser la ligne de démarcation. Le poème étudié a pour titre "Richard Coeur de Lion", or ce roi d'Angleterre fût aussi emprisonné pendant la guerre de cent ans. Sa libération fût facilitée par la présence d'un troubadour, qui, chantant un air connu par le roi d'Angleterre, le prévint que quelque chose allait se passer. Richard Coeur de Lion continua le chant pour avertir qu'il avait compris que son évasion était proche. Aragon s'identifie donc à ce roi emprisonné. En généralisant un peu, on peut dire que Richard Coeur de Lion représente symboliquement la France, et que Blondel, le troubadour, est l'emblème de la Résistance.

I. Aragon, le patriote et le résistant

a) La résistance

Aragon fait plusieurs allusions à la France. Il évoque surtout l'invasion de son pays :
"Si l'étranger sillonne nos luzernes"
"On n'est plus chez soi-même dans son coeur"
"Ô mon pays est-ce bien mon pays"
Ces trois vers transcrivent bien l'invasion du pays par les ennemis.

Aragon dresse de plus un parallèle entre lui et les Français : "Vous qui souffrez nous nous reconnaissons". Ce "vous" est adressé aux lecteurs. Le résistant Aragon dit ici ce que tout le monde pense ou ressent, mais ne peut exprimer. De plus, il montre une connivence entre : "nous nous reconnaissons" qui fait allusion aux réseaux de Résistance.

Aragon met en opposition la force et le nombre : "Ils sont la force et nous le nombre". Ce vers a pour but de donner de l'espoir aux gens de la résistance, leur prouver que leur combat n'est pas vain, et qu'il y a une chance de victoire. On peut aussi penser que ce même vers renvoie à une manifestation étudiante d'une commémoration de l'armistice de la première guerre mondiale. Leur révolte pour la liberté s'est terminée par une réprimande en force des services de sécurité militaire. Mais ce lien ne peut être vérifié avec les seuls éléments du texte.

b) La difficulté de la guerre

Il nous évoque son emprisonnement : "Je ne dois pas regarder l'hirondelle", "Ni s'en aller le nuage infidèle". Il décrit ici ce qu'il voit à partir de la fenêtre de sa cellule. L'hirondelle représente la liberté. Il évoque les circonstances de guerre, avec la méfiance. "Il faut redouter même le silence", "Et le soleil comme le mauvais temps". Ces deux derniers vers font allusion à l'espionnage et à la délation. Plus que jamais, en temps de guerre, la prudence est de mise lorsque l'on aborde l'ennemi ou des intentions plutôt douteuses envers lui.

On remarque un certain pessimisme de l'auteur : "Si l'univers ressemble à la caserne". L'univers symbolise la guerre, qui est alors, en 1942, mondiale (après que Pearl Harbor fut attaqué le 11 décembre 1941) tandis que la caserne représente son lieu d'incarcération. La mise en relation et en équivalence de ces deux idées montre une certaine déception de l'auteur quant à l'avenir de l'Europe : sous le joug de l'occupation nazie.

Aragon évoque l'ennemi de façon allusive : "Si l'étranger....", "Ils sont la force...". Ces deux termes sont un singulier collectif et un pluriel indéfini, c'est-à-dire qu'ils peuvent représenter aussi bien les Allemands que la terre entière. C'est donc une manière de crypter son texte pour éviter la double censure, allemande, puis celle du gouvernement de Vichy.

II. Aragon le poète

a) La poésie comme encouragement

L'auteur nous évoque la censure : "Je ne dois pas dire ce que je pense", "Ni murmurer cet air que j'aime tant". Cet air peut être soit la Marseillaise soit le chant des partisans. Et le vers : "Il faut même redouter le silence" peut être expliqué par l'expression "qui ne dit mot consent". Rester silencieux veut donc dire coopérer avec l'ennemi, ce que refuse totalement le poète.

"Un prisonnier peut faire une chanson". Ce vers renvoie irrémédiablement à la chanson qui a facilitée l'évasion Richard Cœur de Lion. Aragon utilise ici le terme "chanson" car ces dernières sont plus populaires et sont susceptibles de toucher un public plus large que les poèmes. Cette chanson va lui permettre de définir sa mission. Elle est caractérisée par différents termes à analyser : "Une chanson pure comme de l'eau fraîche"; "Blanche à la façon du pain d'autrefois"
Le pain pendant la guerre était médiocre, bien moins goutteux que celui d'avant l'invasion. Il fait donc allusion a des qualités d'avant-guerre. Sa chanson est donc de qualité de l'avant-guerre, il ne faut pas perdre courage d'après lui.

b) La poésie pour rallier les hommes

Le poète veut rallier ceux qui partagent ses idées : "Une chanson....Si bien Si haut que les bergers la voient.....Tous les bergers les marins les mages..."
Sa chanson remplace le rôle de l'étoile polaire. (les mages se sont guidés grâce à cette étoile, de même pour les marins). Le ciel symbolise donc la liberté. Tous les gens qu'ils rallient sont au pluriel. De plus, ils sont rangés dans un ordre. Effectivement, 3 catégories sociales sont alternées successivement :
les travailleurs manuels, puis ceux en rapport avec l'industrie (marchande ou productive), et enfin des intellectuels.

Toutes ces personnes sont définies par des termes décalés, c'est-à-dire des périphrases ou des expressions un peu vieillottes : "Faiseurs d'images" à la place de photographes, les mages en substitution de philosophe. Il cherche à désigner des catégories moins que des métiers. D'ailleurs, à la fin, toutes ces catégories sont reprises par l'expression "Tous les français" Pourtant, on peut se demander pourquoi aucune de ces "catégories " ne pourrait posséder un rôle stratégique dans la résistance. On ne trouve pas d'artificiers ou autre. En effet, il veut souligner que tout le monde peut-être résistant, c'est l'engagement qui compte. C'est dans le mouvement de résistance qu'il trouve le point commun, c'est dans ce mouvement qu'ils sont utiles.

Aragon fait des références à Blondel et à Richard Cœur de Lion. Il désigne ici la possibilité que possède la poésie de sauver les hommes. Richard Cœur de Lion s'est évadé physiquement, alors que Aragon, lui, s'évade moralement. Pour lui, les poètes sont indispensables à la société.

Conclusion

Ce texte est crypté parce qu'il donne une motivation aux lecteurs. On ne comprend d'ailleurs le titre qu'à la fin du poème par le mot "Blondel ". On peut dire que Aragon manifeste ici son espoir et son désespoir. Néanmoins, on peut remarquer que c'est un espoir dans les Français et non pas dans le pays. Il n'a pas l'intention de rallier le gouvernement par exemple (ce qu'il ferait involontairement en désignant le pays entier).

Ce poème, qui se trouve dans la partie "Les Plaintes", correspond au lyrisme, cependant, l'auteur ne gémit pas, sa plainte est digne et triste. Enfin, ce texte prépare le suivant "Pour un chant national", où la chanson y est développée. Ce texte est donc le théorie qu'il met ensuite en pratique