Baudelaire, Le Spleen de Paris - Chacun sa chimère

Fiche en trois parties : 1. L'expression symbolique du spleen, 2. La tonalité épique et tragique de l'allégorie, 3. Le drame de la rencontre : les autres et le moi

Dernière mise à jour : 16/03/2021 • Proposé par: zetud (élève)

Texte étudié

Sous un grand ciel gris, dans une grande plaine poudreuse, sans chemins, sans gazon, sans un chardon, sans une ortie, je rencontrai plusieurs hommes qui marchaient courbés.
Chacun d'eux portait sur son dos une énorme Chimère(1), aussi lourde qu'un sac de farine ou de charbon, ou le fourniment d'un fantassin romain.
Mais la monstrueuse bête n'était pas un poids inerte; au contraire, elle enveloppait et opprimait l'homme de ses muscles élastiques et puissants; elle s'agrafait avec ses deux vastes griffes à la poitrine de sa monture; et sa tête fabuleuse surmontait le front de l'homme, comme un de ces casques horribles par lesquels les anciens guerriers espéraient ajouter à la terreur de l'ennemi. Je questionnai l'un de ces hommes, et je lui demandai où ils allaient ainsi. Il me répondit qu'il n'en savait rien, ni lui, ni les autres; mais qu'évidement ils allaient quelque part, puisqu'ils étaient poussés par un invincible besoin de marcher.
Chose curieuse à noter : aucun de ces voyageurs n'avait l'air irrité contre la bête féroce suspendue à son cou et collée à son dos ; on eût dit qu'il la considérait comme faisant partie de lui-même. Tous ces visages fatigués et sérieux ne témoignaient d'aucun désespoir; sous la coupole spleenétique(2) du ciel, les pieds plongés dans la poussière d'un sol aussi désolé que ce ciel, ils cheminaient avec la physionomie résignée de ceux qui sont condamnés à espérer toujours.
Et le cortège passa à côté de moi et s'enfonça dans l'atmosphère de l'horizon, à l'endroit où la surface arrondie de la planète se dérobe à la curiosité du regard humain.
Et pendant quelques instants je m'obstinai à vouloir comprendre ce mystère; mais bientôt l'irrésistible Indifférence s'abattit sur moi, et j'en fus plus lourdement accablé qu'ils ne l'étaient eux-mêmes par leurs écrasantes Chimères.

1. Chimère : Monstre fabuleux ayant la tête et le poitrail d'un lion, le ventre d'une chèvre et la queue d'un dragon.
2. Spleenétique : Néologisme dérivé du "spleen", mot anglais signifiant mélancolie (dégoût profond de toute chose)

Baudelaire, Le Spleen de Paris - Chacun sa chimère

Après les Fleurs du mal, le recueil des Petits poèmes en prose - ou Le Spleen de Paris -, dont l'ensemble ne connut qu'une publication posthume, représente la dernière tentative de Baudelaire pour accéder à une écriture libre et poétique, pour parvenir à son rêve esthétique, la rencontre magique de l'insolite et du quotidien. Dans Chacun sa chimère, Baudelaire décrit un véritable paysage intérieur, fantastique et pathétique et grâce à un récit allégorique relatant la mystérieuse rencontre d'un narrateur avec des hommes inconnus, victimes d'un monstre familier, il esquisse un tableau saisissant de la condition de l'Homme et de celle du poète.

[tp]1. Le décor, le temps comme expression symbolique du spleen[/tp]

a) Un monde fantastique, onirique

=> la désolation, le vide, le NEANT, impression de fin du monde
Etude des procédés (négation, répétition, gradation dans la valeur symbolique de chemin (présence humaine), des plantes, gazon, chardon et ortie, végétation même sauvage, même hostile absente)

=> couleur dominante : gris comme fusion du blanc et noir (farine/charbon), => la poussière, les cendres => l'enfoncement
- le poids du ciel => l'écrasement, l'ennui (coupole spleenétique)
- construction du poème : place des descriptions (début et fin).
- immensité, dimension courbe et planétaire à la fin du texte
- similitudes des éléments (terre et ciel) => enfermement

b) Lieu et temps indéterminés :

- utilisation des indéfinis, localisation impossible => lieu représentant tous les lieux.
- lieux symboliques chers à Baudelaire : ciel, coupole, horizon
- un temps cyclique : durée, éternité, climat perpétuel

Transition
Dans cet univers, terrestre et céleste, de grisaille éternelle, écrasante et lugubre, le narrateur-poète fait la surprenante rencontre d'un fantastique cortège d'hommes mystérieux portant une chimère.

[tp]2. La tonalité épique, pathétique et tragique de l'allégorie[/tp]

a) Utilisation du fond légendaire et historique

=> Sens de l'allégorie : les deux sens du mot chimère
=> Les comparants symboliques : poids des rêves et du destin accentué par la lourdeur des sacs de farine, charbon ou du fourniment (= viatique du soldat)
Outre le poids, d'autres interprétations enrichissantes :
- COULEUR (blanc ? noir ? mal ? bien ?)
- UTILITE (pain, vie, fluidité, combustible, chaleur ?)

b) La vision tragique : présence de paradoxes

=> à la fois progression dans l'accablement et résignation des victimes.
=> chimère à la fois défense et oppression (cf casques et fourniment)
=> chimère à la fois nécessaire à la vie et accablante
- gradation dans l'emprise : étude des verbes, des sonorités
- maîtrise physique, morale et spirituelle (poitrine, front).
- la clef du texte : l'oxymore "condamnés à espérer toujours".

c) Image mythique, biblique, épique de la marche de l'Humanité

Mystère des origines et du devenir des hommes.
Transition
Sur la route de ce cortège funèbre et résigné, se dresse un être différent et solitaire, pour qui la rencontre est un drame.

[tp]3. Le drame de la rencontre : les autres et le moi[/tp]

Différences et similitudes du JE par rapport à ces hommes.

a) Le regard d'un témoin : sa présence, son étonnement

Les hommes mystérieux : raisons de la généralisation, de l'indéfini

b) L'enquête d'un actant (série de verbes au passé simple)

Le rôle exact de ce témoin, chargé de relater cette rencontre
=> condition solitaire du poète, comme "écho sonore" des autres.

c) L'accablement du poète :

Obstination et écrasement atteignent aussi le poète, avec une gradation "plus lourdement accablé" et l'adjectif "irrésistible" qui rappelle "invincible besoin de marcher".
Mission difficile traduite par l'accumulation des verbes "je m'obstinai à vouloir comprendre ce mystère"
Curiosité insatisfaite, échec, mystère insondable, impossibilité de participer au sort des autres => solitude tragique
sens du titre = A chacun sa chimère ?

Grâce à l'allégorie, qu'il considère comme "l'une des formes primitives et des plus naturelles de la poésie", qui est prose par son aspect concret, narratif et descriptif, et poésie par son sens spirituel et sa valeur symbolique, Baudelaire a parfaitement réussi à reconstituer, en une surprenante et poignante vision onirique, à la fois le drame de la condition humaine "condamné[e] à espérer toujours", et la solitude lucide et désespérée du poète.