D'emblée nous pouvons observer une différence majeure de terme étymologique entre ces deux notions. Le besoin renvoie indiciblement à une nécessité de la nature, qui est tout ce qui ne peut pas ne pas être ou être autrement, et Bachelard d'ajouter, dans La psychologie de l'intelligence, que « l'individu n'agit que s'il éprouve un besoin ». L'origine étymologique du terme désir est quant à elle assez curieuse mais très éclairante. Les termes latins considerare et desiderare (notre mot désir est issu de ce dernier) dérivent de la langue des augures puisque sidus (sideris) désigne un astre. Considerare, c'est contempler un astre, desiderare, c'est regretter son absence. Le désir, au sens étymologique, est ainsi le regret d'un astre disparu, la nostalgie d'une étoile. Objectons alors à Bachelard Spinoza qui écrit que « les hommes sont conduits plutôt par le désir » (Traité politique). Ainsi l'opposition courante entre le besoin et le désir est-elle réellement effective ? Ou n'existe-t-il pas au mieux une passerelle, un pont qui relie ces deux notions qui seraient alors deux niveaux différents d'ordre philosophique ?
Étymologiquement, l'ambiguïté du désir se révèle. Dire que le désir est tout proche du regret et de la nostalgie, c'est reconnaître que le désir n'est pas seulement négatif, pas seulement défaut et privation. Il est pressentiment d'un bien qui nous comblera ou peut-être souvenir confus d'avoir possédé jadis cette richesse.
Platon a posé admirablement ce problème dans le mythe où il raconte la naissance d’Éros – ce demi-Dieu qui personnifie le désir. Éros est fils de Poros (personnage divin, invité au banquet de Zeus) et de la mendiante Penia. Éros est donc un démon, il tient le milieu entre les dieux et les mortels. Le sens du mythe est clair : le désir ne saurait être de nature purement divine. Aucun dieu ne désire puisque les dieux sont comblés. Mais le désir ne peut être non plus, comme la pauvre Penia, pure indigence, « car l'ignorance a ceci de terrible que quand on a ni beauté, ni bonté, ni science, on croit en posséder suffisamment. Or quand on ne sait pas qu'on manque d'une chose on ne la désire pas ». Comment pouvons-nous alors désirer ce que nous ne possédons pas ? Platon répond à cette question par le mythe de la réminiscence. Avant notre existence terrestre, c'est-à-dire avant que l'âme ne soit incarnée – incarcérée dans un corps – nous vivions parmi les pures idées – l'Idée du Beau, l'Idée du Vrai, l'Idée du Bien qui est la première et la source des autres - ; puis lorsque les âmes ont été précipitées dans des corps elles conservent sur terre un vague souvenir des Idées qu'elles contemplaient avant leur incarnation. C'est ainsi que le désir amoureux n'est rien d'autre qu'une réminiscence. L'émotion qui s'empare de l'âme à la vue d'un corps gracieux n'est que le souvenir confus de la pure Idée du Beau, dont le jeune corps contemplé avec ravissement est un lointain reflet.
Nous trouvons donc chez Platon deux thèmes qui sont présents (de façon explicite ou seulement latente) à l'arrière-fond de presque toutes les théories du désir (y compris, nous le verrons, celle de Freud lui-même). D'une part, le désir renvoie à une expérience passée, il réclame la résurrection d'un bonheur disparu. D'autre part, le désir postule l'existence d'un autre monde que le monde réel ; cet autre monde pouvant être le monde des Idées, le royaume de Dieu, ou bien le royaume de l'imaginaire et des fantasmes. La première hypothèse est celle des grands philosophes chrétiens (Saint Augustin et Saint Thomas d'Aquin), la seconde étant celle de Freud et de ses disciples. Dans les deux hypothèses cependant, une conséquence est identique : à savoir qu'il est de l'essence du désir de ne pas pouvoir être satisfait (ici-bas), qu'aucun objet donné en ce monde ne peut combler le désir.
Néanmoins il existe une distinction notable, pour introduire à la doctrine psychanalytique de Jacques Latran (inspiré non seulement par Freud mais par Hegel), entre le besoin et le désir, séparés entre eux par la notion de demande.
Le besoin est un fait physiologique. C'est l'état de tension d'un organisme, tension qui ne peut être résolue que par l'appropriation d'un objet spécifique ; par exemple, le besoin de boire par de l'eau, le besoin sexuel par l'accouplement avec le partenaire adéquat. Nous dirons en ce sens que chaque espèce animale a besoin d'un régime alimentaire spécifique. Hegel appelle désir naturel le besoin alimentaire et esquisse déjà à ce niveau, dans la Phénoménologie de l'esprit, une dialectique (méthode de raisonnement). Le désir (besoin) est négation de son objet. Par exemple, le désir de manger un fruit entraîne la consommation, la négation du fruit. Paul Valéry évoque ce thème hégélien dans le Cimetière marin : « Comme le fruit se fond en jouissance / Comme en délices il change son absence / Dans une bouche où sa forme se meurt ». Donc pour Hegel, au niveau du désir-besoin le moi s'affirme par la consommation et la négation d'une chose, par la négation du non-moi. Mais le moi affirmé de la sorte n'est encore qu'un moi animal. C'est un moi qui n'est pas encore pleinement humain, qui reste au niveau de la nature comme la chose consommée elle-même. Le besoin ne devient désir humain qu'en passant par la médiation, par le détour des autres hommes. Par exemple, j'ai seulement besoin de nourriture, mais j'ai le désir d'une nourriture raffinée, j'ai seulement besoin d'un logement, mais j'ai le désir d'habiter une demeure somptueuse. Je désire ce que désirent les autres pour affirmer leur importance et leur prestige. Je désire être reconnu par autrui, être envié par l'autre.
D'où la distinction lacanienne entre le besoin qui porte sur un objet et la demande qui s'adresse à l'autre. On peut éclairer très simplement cette distinction en évoquant, par exemple, les travaux de Spitz sur l'hospitalisme : des enfants abandonnées à leur naissance et recueillis dans des orphelinats, bien que leur hygiène et leur régime soient satisfaisants, bien qu'ils obtiennent tout ce dont ils ont matériellement et physiologiquement besoin, dépérissent ; tandis que d'autres enfants élevés dans un confort plus rudimentaire, dans une prison par leur propre mère délinquante condamnée se portent mieux. Ils bénéficient en effet de l'amour maternel, cette « vitamine psychologique de croissance ». Tous leurs besoins ne sont peut-être pas parfaitement satisfaits, mais leur mère est là pour répondre à leur demande d'amour. C'est ainsi pour citer une célèbre formule de Lacan, que « le désir s'ébauche dans la marge où la demande se déchire du besoin ».
Cependant le désir déborde la simple demande. La négativité du désir (le désir suppose le manque de ce qui est désiré) s'exprime certes dans la demande (puisqu'on demande ce qu'on n'a pas) mais peut impliquer aussi la haine de l'Autre, à la limite la négation de l'Autre (puisque l'Autre peut s'opposer à mon désir, le réprimer, puisque l'inconscient d'autrui et son langage peuvent faire barrage à mon désir). De plus la demande est plus précise que le désir. La demande s'adresse à quelqu'un. Le désir ne sait pas au fond à qui il s'adresse ; il est de son essence de n'être jamais satisfait, de réclamer toujours autre chose, d'ignorer au fond ce qu'il souhaite. Lacan parle de ces trois « figures du rien qui fait le fond de la demande d'amour, de la haine qui va nier l'être de l'Autre, et de l'indicible de ce qui s'ignore dans sa requête ». Freud, lui, avait bien montré comment le désir appartient au monde de l'imaginaire et du fantasme, car il trouve racine dans les émotions et les plaisirs de notre enfance dont nous souhaitons inconsciemment le retour. C'est ainsi que l'adulte désire dans la femme aimée ce que fut pour lui la mère de sa petite enfance. Dans les êtres et les objets actuels nous cherchons inconsciemment les signes de ce qui fut notre bonheur passé. C'est ce que disent Laplanche et Pontalis : « l'agencement de ces signes qui constitue ce corrélatif du désir qu'est le fantasme », l'objet du désir n'est pas une chose présente mais un signifiant qui renvoie à un signifié, venu du passé et englouti dans l'inconscient.
Rêve d'un Absolu absent de ce monde selon les métaphysiciens, quête dans le monde de l'imaginaire et du souvenir selon les psychanalystes, le désir serait donc toujours désir de ce qui n'est pas, désir de l'impossible ; le besoin, lui, est alors une nécessité appartenant au domaine physiologique, une exigence de la vie sociale, une contrainte relevant de l'instinct. Deleuze et Guattari nous mettent en garde, dans Anti-Oedipe, contre cette théorie idéaliste du désir selon laquelle le désir n'est qu'un manque, la seule production effective présente dans le désir étant production d'illusions et de fantômes. A toutes ces conceptions idéalistes du désir ces auteurs opposent une théorie matérialiste où le désir serait réellement production. Déjà Spinoza au XVIIe siècle s'opposait à l'idéalisme et refusait de définir le désir à partir de l'idéal dont il serait le manque : « nous ne désirons aucune chose parce que nous la jugeons bonne mais au contraire nous jugeons qu'une chose est bonne parce que nous la désirons ». Le désir est donc, pense Spinoza, l'essence même de l'homme, alors que le besoin s'y greffe de manière innée, fondamentale et permanente pour nous conditionner. Ainsi, au lieu d'opposer besoin et désir, il vaudrait mieux de les considérer comme deux strates reliées par des liens étroits.
Mais la non-satisfaction des désirs doit déboucher non pas sur une métaphysique nostalgique mais sur une interrogation sociale et politique. Pourquoi les désirs sont-ils réprimés ? Pourquoi l'organisation sociale – œuvre des hommes – se retourne-t-elle contre ces désirs qui appartiennent à l'essence de l'homme ?