Nous pouvons ressentir quotidiennement des situations de crise où, parce que les protagonistes restent campés sur leurs positions, tout compromis est impossible, tout dialogue inconcevable. Le dialogue est un discours à plusieurs voix cherchant la vérité universelle, et présupposant, entre ceux qui parlent et se répondent, une raison commune. A l’inverse, il est également flagrant de constater à quel point le manque de convictions rend le dialogue inintéressant.
Dès lors, nous pouvons nous demander si la conviction sert ou dessert la tenue effective du dialogue. Nous verrons dans un premier temps en quoi les convictions sont indispensables à l’échange, puis, dans un deuxième temps, pourquoi l’acceptation de la critique est néanmoins nécessaire et, dans un troisième temps, comment abuser des convictions peut éloigner de la vérité.
Un monde véritablement humain ne pourrait se défaire du dialogue, là où la parole prend réellement son sens. En effet le monde commun, composé d’entrelacements de différences, consacre la nécessité d’une vie sociale propre à l’humanité. Or, parler, c’est échanger et donc se situer sur le plan intersubjectif, s’ouvrir la perspective d’une vie sociale et se placer dans la société. Le dialogue entre deux ou plusieurs individus est donc avant tout une volonté d’échange, volonté partagée et donc ouvrant sur la possibilité d’une communication, d’un enrichissement mutuel. C’est là la pensée de Merleau-Ponty, philosophe français su XXe siècle, lorsqu’il écrit : « Dans l’expérience du dialogue, il se constitue entre moi et autrui un terrain commun ». Ce « terrain commun » est la représentation de la société sans laquelle l’individu n’est rien. Dès qu’il y a dialogue, il se forme donc ce « terrain commun », propre à l’échange. Or, dès lors qu’un individu accepte volontairement le dialogue, il ne peut y avoir d’obstacle, dans l’absolu, à ce que celui-ci se tienne. Issu de la volonté même de l’individu, il semblerait étrange et déraisonnable que celui-ci entrave le dialogue. Ainsi, pour celui qui désire le dialogue, qu’il soit porteur de convictions ne devrait pas entraver la bonne tenue du dialogue.
De plus, avoir des convictions est la condition sine qua non pour qu’il y ait dialogue. En effet il ne peut y avoir opposition et échange que s’il y a quelque chose à opposer ou à échanger. Celui qui n’a pas de convictions en est réduit à choisir celles des autres. Il n’y a alors plu dialogue mais discours, de celui qui croit savoir à celui qui ne sait pas. Sans convictions, le risque d’être réduit à l’état de spectateur du dialogue est omniprésent, alors que le dialogue nécessite des acteurs. On comprend donc qu’en ce sens la conviction d’avoir raison n’est pas un obstacle au dialogue bien au contraire : elle permet même son existence. Un dialogue intéressant ne peut l’être que s’il y a confrontation entre deux opinions, deux convictions qui, par lui, vont s’enrichir mutuellement. Ainsi, entre le professeur et l’élève, on ne peut pas dire qu’il y a dialogue. Le premier est détenteur du savoir, qu’il transmet au second. Le dialogue aura lieu quand l’élève aura réfléchi la thèse de son professeur et qu’il s’en démarquera.
Cependant le fait qu’un des deux interlocuteurs n’ait pas de convictions peut ne pas entraver le dialogue si l’autre décide non pas de se placer en professeur mais en guide. C’est le principe des dialogues de Socrate. Celui-ci, après avoir mené une réflexion personnelle de laquelle il tire une vérité, sa conviction, va échanger avec d’autres le fruit de sa réflexion. Néanmoins il ne s’agit pas d’un cours mais d’un éclairage. En dialoguant, Socrate amène son disciple à réfléchir par lui-même et donc à établir sa propre conviction. On le voit par exemple dans Criton, de Platon. Socrate a déjà une conviction quand Criton le visite dans sa cellule. La conviction d’avoir raison ne constitue pas un obstacle à l’ouverture d’un dialogue entre les deux personnes, bien au contraire. Criton se rend compte que sa première idée était erronée et donc accepte, non sans difficultés, le cheminement de Socrate aboutissant sur une vérité.
Les convictions ne sont donc pas forcément des obstacles au dialogue. Elles doivent même être existantes sinon celui-ci n’a pas lieu d’être.
La communication assure donc la possibilité d’un échange, ce qui ne veut pas dire atteigne toujours son but. Il s’agit donc d’éviter les comportements qui empêcheraient cet échange, avec en tête le refus de la critique. Celui qui pense avoir raison doit admettre qu’il peut ne pas être le détenteur de la vérité et donc être capable de modifier ou changer son avis. Quelqu’un d’entêté, se prenant pour la vérité en personne, ne pourra que se voir exclu du dialogue car, par trop d’attachement à ses convictions, il refuse de revenir dessus, d’avouer la fausseté éventuelle de son raisonnement. Ses convictions l’enferment don et empêche tout dialogue, constituant ainsi un obstacle.
Un autre aspect du problème est le souci de ne pas tomber dans l’orgueil à trop vouloir avoir raison. Ainsi, en 1886, dans Par delà le bien et le mal, Nietzsche écrit : « Il ne faut pas avoir trop raison quand on veut avoir les rieurs de son côté ; avoir un tantinet tort est même une preuve de bon goût ». Il est évident que quelqu’un qui aurait toujours raison finirait par agacer. Dans la perspective d’une vie sociale, il faut donc savoir mettre certaines convictions de côté pour pouvoir ouvrir le dialogue et ensuite mieux convaincre les autres. En ce sens, la conviction d’avoir raison est bien un obstacle au dialogue.
De plus, celui qui engage le dialogue sait qu’il s’expose à la critique. Dialoguer, c’est, ne prévoyant les objections, éprouver la solidité de ses arguments et donc de ses convictions. Celui qui n’accepte pas la critique, c'est-à-dire qui est trop convaincu par ses idées, risque de rester dans l’erreur et donc de refuser le dialogue. Mais au-delà, il ne pourra se critiquer soi-même, se remettre en cause. Or, si l’on considère la pensée comme « le dialogue de l’âme avec elle-même » (Platon), refuser la critique et le dialogue revient à s’éloigner de la philosophie même. En effet, la personne qui, parce qu’elle est convaincue d’avoir raison, n’acceptera pas de remise en cause se coupera forcement du dialogue mais aussi de la pensée. Ainsi, elle risque de tomber rapidement dans une pensée archaïque et qui n’est plus en accord avec son temps. Accepter la critique, c’est faire preuve d’une ouverture d’esprit suffisante pour progresser, en bien ou en mal, mais au moins pour ne pas risquer l’immobilisme.
Enfin, les objections obligent l’interlocuteur à se mettre en quête d’une vérité qu’il croyait déjà posséder. Ce qu’il pensait vérité redevient simple opinion et donc est perfectible. Le dialogue, par le langage, est un médiateur entre soi et le monde. La simple présence d’autrui ne suffit pas pour dialoguer et donc pour penser mais autrui, en tant qu’il est différent de moi, enrichit et élargit la conception que j’ai du monde. Par l’expérience du dialogue se crée un enrichissement mutuel des interlocuteurs si ceux-ci l’acceptent. La différence des opinions ne ruine pas donc pas le dialogue, au contraire. Si les interlocuteurs l’acceptent peut naître des différences un échange, un véritable dialogue, fruit de la société, qui aboutira à un changement de position des interlocuteurs, mais pas forcément un rapprochement. Au plus les individus auront la conviction, la certitude d’avoir raison et donc de détenir la vérité, au moins cet échange pourra avoir lieu.
Néanmoins, le sens même d’une conviction pose problème. En effet, une conviction est une croyance ferme et assurée en la vérité d’une thèse ou d’une position philosophique, ou bien en la légitimité d’un idéal ou d’une doctrine. Par cela, elle est aux antipodes des fluctuations d’opinions. On ne peut donc théoriquement revenir dessus sans se désavouer profondément. C’est ainsi que la parole de Nietzsche prend tout son sens : « les convictions sont des prisons », car au final l’individu se retrouve bien prisonnier de lui-même, de ses propres convictions. Seule la raison pourrait alors nous dire que notre conviction ne mérite pas tant d’attachement mais il semble que ce ne soit pas le cas. Ainsi, certains individus, convaincus d’avoir raison, font obstacle au dialogue et par cela à toute la société, se retrouvant prisonnier d’eux-mêmes. C’est le phénomène du fanatisme. Dès lors on pourrait se demander quel est le bien fondé de l’existence des convictions. En effet, ne serait-il pas plus bénéfique que les hommes cessent d’ériger leurs opinions en vérités absolues pour enfin dialoguer ? L’exemple parfait et quotidien est celui de la diplomatie. Certains pays campent sur leurs convictions et veulent les imposer aux autres, d’autres finissent pas céder parce qu’ils ne veulent pas de conflit. Mais derrière ces convictions sont en réalité souvent cachés des intérêts primaires, parfois peu moraux. Prétextant un idéal, une philosophie différente, certains font donc volontairement obstacle au dialogue afin uniquement de tirer profit de la situation.
Finalement, il est possible de mettre en garde quiconque se mettrait à user des convictions car elles portent plus souvent des mensonges que des vérités. Dans Humain, trop humain (1978), Nietzsche écrit « Les convictions sont des ennemis de la vérité plus dangereux que des mensonges ». Cette mise en garde n’est pas sans importance. En effet, à force d’illusions, certains finissent par se convaincre eux-mêmes. Alors que la personne qui ment en est consciente, celle qui émet une conviction, au sens où rien ne pourrait la faire changer d’avis, n’est pas consciente de l’illusion ou de l’erreur qu’elle porte et se pose en ennemi inconscient de la vérité, avec tout le danger que cela peut comporter. Alors que la multiplicité des opinions subjectives paraît ruiner la possibilité d’un discours objectif et vrai, il est encore plus important de mettre en lumière la possibilité destructrice des convictions, capables à elles seules de renverser la vérité. L’Histoire regorge d’exemple où, parce que ceux qui défendaient la vérité et la liberté ne pouvaient se résoudre au conflit, d’autres convaincus que leur doctrine était la meilleure l’ont imposée à un continent entier. Les Accords de Munich en 1938 en sont un exemple caricatural. Dès lors, lorsque l’on voit aujourd’hui des pays comme l’Iran ou la Corée du Nord qui, parce que le bien fondé de leurs convictions leur semble établi, refusent tout dialogue et s’entêtent alors dans leurs programmes d’armement à outrance, pendant que les Etats porteurs de la liberté et des valeurs de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme ne réagissent pas ou timidement de peur de représailles économiques, on peut se demander si les leçons du passé seront un jour prises en compte.
La conviction d’avoir raison n’est donc pas un obstacle au dialogue tant que la personne qui porte cette conviction accepte la critique et arrive à reconstruire dessus. A l’inverse, celui qui s’entêtera dans le mensonge à soi même se retrouvera prisonnier de lui-même avec le risque que ce soit toute la société qui soit emprisonnée. Les convictions sont donc à user avec prudence. La conviction d’avoir raison ne constitue pas un obstacle au dialogue si les interlocuteurs dialoguent volontairement et n’érigent pas leurs opinions en vérités absolues.