N’est-ce pas pour le moins paradoxal d’attribuer ainsi une origine culturelle au désir ? Loin de faire pièce dans notre culture, qui est toujours une culture commune, le désir n’est-il pas plutôt ce qui nous met à part, notre signe de distinction, l’expression singulière de notre identité ? Loin de répondre aux signes institutionnalisés et aux règles communes, dont la culture est l’expression positive, mon désir n’est-il pas toujours une façon de faire sécession ? Là où la culture me rappelle à mon appartenance sociale, historique, etc., le désir est l’expression d’une différence, ma différence, ce qui me signale comme farouchement autre et à nul autre pareil. Inversement, la culture ne peut-elle pas apparaître comme l’effort pour dépasser l’immédiateté et la singularité des désirs? Cette volonté de dépasser le conflit des désirs pour atteindre l’harmonie aussi bien individuellement que collectivement?
Toutefois, on peut se demander si une telle opposition entre un désir farouche, « sauvage », échappant à toute règle commune et une culture, gardienne des institutions et de la loi du troupeau,n’est pas quelque peu grossière, relevant aussi bien d’une mécompréhension du désir que de la culture. La moindre expérience de dépaysement nous découvre déjà à quel point nos désirs (et même nos besoins) sont inséparables d’une interprétation culturelle. De même, la sociologie relève comment le désir est l’axe le plus significatif de la détermination sociale. En ce sens, désirer, ce ne serait pas « prendre le large » mais renouer, la plupart du temps inconsciemment, le lien qui nous unit à une culture, en remotivant les signes par lesquels celle-ci se dispense.
Pareillement, la culture, loin de se réduire à une sèche discipline, une mise en règle autoritaire, est peut-être avant tout un art de vivre qui cherche à parfaire le désir et non à l’interdire. Est-on pour autant autorisé à considérer tout désir comme culturel ? Et pourquoi nous soucions-nous à ce point de l’origine de nos désirs ? Quel peut en être l’enjeu ? Pour quoi se décide-t-on quand nous pensons les désirs comme culturels ou bien inversement comme naturels, strictement individuels, etc. ?
S’efforçant d’éclairer le rapport entre désir et culture, nous verrons dans un premier comment désir et culture protestent l’un contre l’autre, puis nous verrons en quelle mesure une telle opposition n’est qu’une « ruse » de la culture, enfin, nous nous efforcerons de dégager les enjeux d’une telle généalogie du désir.
I. Comment le désir pourrait-il être culturel alors que la culture s’affirme comme une victoire sur les désirs ?
Et le désir, comme le refus de tous les lieux communs (culturels, par définition) ?
a) Loin d’être spontanément culturel, loin de renouveler le lien qui unit l’individu à une communauté, le désir est avant tout désir de séparation
1. En effet, qu’est-ce que la culture ?
Ce concept est polymorphe : de façon pour le moins trouble, il peut désigner à la fois une manifestation individuelle ou collective, l’acquisition d’un savoir ou bien l’expression la plus élémentaire, la plus spontanée du corps, exprimer la plus extrême singularité ou, au contraire,qualifier un lieu commun, la loi du commun, tel que, dans un comportement individuel, perce,soudainement, l’appartenance à un groupe. Ainsi, la culture apparaît, non sans ambiguïté, comme ce qui me définit et ce par quoi je suis défini. Est-elle donc l’expression de ma « personnalité » ou bien le triomphe du « On » ? Ici, singularité et transcendance se mêlent curieusement et on ne peut que se demander : comment penser ainsi le singulier sur le mode du partage ? Ce que j’ai en propre n’est-ce pas justement ce que je ne saurais partager ? Inversement, comment ce qui est commun peut-il être reconnu comme singulier ? Etrange expérience que celle de la culture qui peut me faire éprouver et revendiquer ce qui me rend commun comme le signe le plus singulier de mon identité.
Ainsi, être cultivé, c’est tout autant refuser de boire dans une « coupe empruntée » (Propos sur l’éducation, XLV), pour reprendre une image d’Alain, que célébrer l’être-en-commun de l’humanité, tel que le souligne Auguste Comte. Plus que l’affirmation d’une contradiction, cette duplicité du concept de culture est l’expression de tout pari culturel : faire que l’individuel et le collectif deviennent un, unir l’un et l’autre dans une même forme singulière où ils puissent s’accorder en se réfléchissant l’un l’autre. La culture, c’est l’idée qui prend corps comme la forme d’une existence, son « élément », et c’est un corps qui, dans sa spontanéité même, exprime une appartenance commune.
2. Or, le désir n’est-il pas justement le « grain de sable » qui vient enrayer cette unification culturelle de l’idée et du corps, cette réconciliation de l’individuel et du collectif ?
Le désir peut bien apparaître, en effet, comme le signe d’une particularité rétive à toute transcendance. Désirer, ce n’est jamais désirer comme un autre, c’est même souvent désirer contre les autres (cela tout adolescent le sait bien : mon désir est d’emblée refus de désirer comme l’on désire) ; quand bien même l’objet de notre désir serait désiré par une multitude, quand bien même les définitions et les concepts usés pourraient laisser croire dans la banalité de l’expérience que nous éprouvons, chaque désir veut se singulariser, veut qu’on le reconnaisse comme le Différent. En dernière instance, tout désir est donc bien désir d’absolu : absolu, au sens littéral, est ce qui s’affirme dans une séparation radicale, ce qui apparaît incommensurable, incomparable, à nul autre pareil.
Cette différence radicale peut « se jouer » de deux façons. « Trivialement »: on affirme alors le caractère unique, singulier, la rareté de l’objet du désir ; c’est là la grande comédie de la société de consommation : « saches que je te propose un produit "exceptionnel", "unique", une "occasion en or", bref du "jamais vu", un peu de neige fraîche, un paradis inexploré, à souiller, rien que pour toi ». Ou bien « Noblement » : c’est le désir lui-même qui s’affirme comme une expression unique, qui se déclare comme une relation absolue; le désir se fait passion, il se dramatise et intensifie, dans cette représentation, sa propre différence (qu’importe alors l’objet du désir : le plus vulgaire des rameaux de bois, comme le souligne Stendhal, deviendra, par « cristallisation », un joyau sublime). Dans les deux cas, rareté de l’objet ou expression du désir lui-même (les deux sont-ils d’ailleurs séparables ?), le désir nous met à part. Et la question ne se pose pas ici de savoir si cette séparation est illusoire ou non : il s’agit de relever qu’elle est l’atmosphère (au sens nietzschéen) dans lequel baigne tout désir.
3. Dès lors, si tout désir se veut ainsi atypique, comment pourrait-il être culturel ?
Le désir pose la séparation, là où la culture engage une appartenance. Quand le désir nous met à part, la culture nous rappelle notre participation à un ensemble communautaire. Il n’est pas étonnant,en ce sens, que toute culture, quelle que soit par ailleurs leur extrême diversité, s’affirme en premier lieu par la négation du désir comme séparation et repli sur le Même : si la prohibition de l’inceste est universelle, comme le relève Lévi-Strauss dans les Structures élémentaires de la parenté, c’est sans doute parce qu’aucune communauté ne saurait se conserver sans une telle prohibition. La culture peut être définie à partir de cette « ouverture » du désir, cette interdiction qui lui est faite de s’affirmer comme séparation absolue ; ne nous trompons pas ainsi sur la destination première de toute morale: il ne s’agit pas tant d’interdire le désir mais de le ramener au sein de la communauté, de l’exposer à la définition commune. « Jamais tu ne désireras sans penser à la Loi ».
La morale consiste dans la dramatisation du désir, dramatisation qui est nécessaire à la conservation de la communauté. D’où les relais métaphoriques très révélateurs de morales qui dénoncent les désirs comme « monstrueux » ou « sauvages » : de tels épithètes découvrent qu’il s’agit, avant tout, d’empêcher le désir de se vivre dans l’indifférence à l’égard de l’institution ; la morale empêche le désir de se tenir à l’écart, dans l’innocence d’une expression sans relation à la loi. Dans la jouissance, chacun doit savoir ce qu’il doit à la loi. La morale suppose que rien de ce qui est humain n’est hors-loi et ne peut se tenir ainsi dans l’indifférence.
b) Aussi la culture s’affirme-t-elle comme la Loi qui veut régler les désirs et la forme qui cherche à les subsumer.
1. Au regard d’une culture qui tend vers l’harmonie, les désirs s’affirment comme une hétérogénéité et une contradiction menaçantes.
Ceci aussi bien individuellement que collectivement. La question de la culture, en tant que recherche de l’harmonie (entre le savoir et l’existence, le corps et l’idée, l’individuel et le collectif), ne se poserait d’ailleurs pas si cette forme ne se heurtait pas à l’immédiate contradiction des désirs. D’ailleurs,comment pouvons-nous parler du désir ? Il ne s’agit sans doute que d’un abus de langage : le désir n’est jamais un, il est pluriel : il y a des désirs et des désirs qui n’ont en commun que de prétendre,chacun, à l’hégémonie ; chaque désir veut faire la loi et, en fait de raison, ne connaît que la sienne propre. Cette multiplicité qui nous déchire, qui nous tire dans tous les sens, est l’aspect du désir que Platon désigne par l’expression : epithumia. Epithumia, c’est le désir qui nous met en morceaux, qui nous fait la guerre, le désir qui toujours fait sécession, qui interdit toute médiation, l’appétit qui veut tout et tout de suite.
C’est le désir qui se dresse contre la Loi : le désir qui contredit la Loi souveraine (dans le Phèdre, l’âme est comparé à un attelage ailé : le désir est le cheval fou qui rue follement et refuse la bride de la raison), le désir qui repousse la Loi normative (ce désir est assimilé aux figures de l’informe et du multiple : c’est l’hydre qui croît sans règle, selon un devenir qui ne répond à aucune idée, aucune définition), le désir qui récuse la Loi comme mesure (l’epithumia est illimité : il ne connaît aucune borne ; il est un mouvement qui se poursuit d’excès en excès sans espoir de repos. Désir sans fond comme le tonneau des Danaïdes). Ethique et Politique se heurtent à ce désir galopant, sans contour ni forme, qui refuse de prendre place et qui empêche toute unité. La justice est ainsi, pour Platon, la recherche d’une harmonie dont dépend aussi bien le bonheur individuel que le bonheur collectif : la justice consiste à surmonter pour soi, comme dans le rapport aux autres, les contradictions du désir et les excès dont il est la cause.
2. La culture ne peut-elle pas apparaître ainsi comme cet effort pour mettre en règle les désirs ? N’exprime-t-elle pas le triomphe de la Loi sur une immédiateté naturelle et le dépassement des contradictions et des dérèglements, susceptibles de menacer l’identité, individuelle ou collective ?
Recherche de l’unité et de l’harmonie, d’une réconciliation concrète, actuelle de l’individuel et de l’universel, la culture peut être définie ainsi comme cette lente formation, qui surmonte l’hétérogénéité des désirs et leurs contradictions. La culture consisterait en cette appropriation du désir par la règle,sa mise en forme et sa définition selon une exigence de la raison. Quelle que soit la façon dont on la définit, qu’on l’envisage ainsi comme l’affirmation de la raison, le triomphe de l’esprit ou bien même celui d’un désir qui règlerait tous les autres, la culture apparaît comme une unité et une harmonie, qui suppose que tous nos désirs contradictoires soient surmontés et servent les uns les autres une même expression unique de notre identité. La façon dont Nietzsche définit la vertu peut apparaître comme ce travail de la culture: on peut dire de la culture, comme Nietzsche le dit de la vertu, qu’il s’agit de transformer nos « chiens sauvages » (nos désirs « bruts », contradictoires) qui se tiennent dans la « cave » en «oiseaux et en aimables chanteuses ». Dans la perspective de Nietzsche, toutefois, il ne s’agit nullement de faire taire tous nos désirs mais de les sublimer en les mettant au service d’une passion maîtresse, dominante, capable de nous exprimer pleinement.
(Transition :) Dès lors, les désirs, loin d’être culturels, apparaissent plutôt comme l’obstacle qui empêche l’affirmation de la culture, la « nature » qu’elle s’efforce de définir et de transformer. Là où la culture rend commun, consiste dans une lente formation qui surmonte les particularités et peut apparaître comme le triomphe de la volonté, le désir est au contraire ce qui est singulier et ce qui nous sépare,ce qui échappe aussi à notre volonté. Ce faisant, la culture ne serait pas l’origine de nos désirs mais au contraire l’effort de la volonté pour se réapproprier ces désirs, soit individuellement, soit collectivement. Si le désir nous met à part, la culture cherche à nous unir.
Toutefois, n’est-ce pas là une représentation quelque peu réductrice de la culture comme du désir ? Ne serait-il pas naïf de penser le désir comme un instinct « brut », de le considérer comme un simple appétit, libre de toute détermination culturelle ? Tout désir ne se détache-t-il pas, en effet, sur l’horizon d’une expérience collective et d’une valorisation commune ? En ce sens, comment pourrions-nous appréhender les désirs indépendamment des représentations culturelles qui leur donnent forme? Dès lors, le désir n’est-il pas plutôt le signe de notre inscription dans un ensemble culturel qui suscite des représentations contraignantes, bien plus que l’expression de notre singularité, de notre« marginalité » ?
II. Comment tout désir est inséparable d’une représentation et d’une détermination culturelles
a) Si l’on peut isoler des ensembles culturels et sociaux, n’est-ce pas justement par les différences dont les désirs sont le signe le plus manifeste ?
1. En effet, si nos désirs nous distinguent des autres, c’est essentiellement de ceux qui ne partagent pas la même culture que nous.
Dans la rencontre avec l’autre culture, la différence éclate tout particulièrement dans la définition de ce qui est désirable et de ce qui ne l’est pas. C’est le désir qui dessine le contour de chaque culture,aussi bien au travers de la valorisation de certains objets que dans l’exclusion de certains autres. En ce sens, les différences culturelles ne prennent corps que dans l’actualité de désirs contradictoires.
Or, parce que le désir se manifeste en apparence comme la valorisation spontanée de certains objets et le rejet tout aussi irréfléchi de certains autres, on rabat naïvement cette différence sur une naturalité fantomatique : ainsi, le désir des autres, l’objet vers lequel il tend et la forme qu’il prend, serait « contre nature », « barbare » voire « monstrueux », l’expression d’une culture perverse et d’une éducation corruptrice, là où, au contraire, nos désirs seraient « normaux » et inspirés par la nature même. On sait comment, historiquement, un tel préjugé ethnocentrique a pu motiver les pires violences : on condamne et on massacre au nom d’une certaine naturalité ou normalité du désir; chacun voit dans son désir l’expression d’une raison naturelle. Montaigne, déjà, dans ses Essais, entreprend la critique de cette spontanéité chimérique au nom de laquelle on prétend juger d’une autre culture : ainsi, « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ; comme de vrai, il semble que nous n’avons autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usances du pays où nous sommes » (« Des cannibales »).
Partant, le dépaysement ne fait que découvrir cette appartenance culturelle dont nos désirs sont l’expression sans que nous en ayons une conscience claire. Toute analyse ethnologique s’inaugure par cet étonnement et par le vertige qui accompagne la prise de conscience de cette définition culturelle de nos désirs et de cette extrême variété de désirs que chaque culture est capable d’initier, d’inspirer. (cf. par exemple, les analyses d’anthropologues comme Marcel Mauss ou Sapir, qui pointent chacun ce caractère protéiforme des désirs comme l’indice le plus éclatant des différences culturelles).
Pourquoi alors, peut-on objecter, les désirs ne se manifestent-ils pas spontanément comme le signe de la culture dont ils sont censés être l’expression ? C’est là sans doute la « ruse » propre de toute culture et le signe de sa réussite que de se faire oublier en tant que formation, lent travail, pour apparaître comme l’expression spontanée d’un corps. Toute culture tendrait ainsi paradoxalement à prendre la forme d’une « seconde nature », pour reprendre l’expression de Pascal dans ses Pensées, à se faire oublier en tant que culture. Dès lors, le désir n’est-il pas l’expression par excellence de cette réussite et de cet oubli de la culture ? Les désirs seraient les produits d’une culture qui s’accomplirait en s’effaçant elle-même, laissant croire en la spontanéité et la singularité des affects que nous éprouvons, jusqu’à ce que la rencontre avec une autre culture nous découvre cette appartenance culturelle que nous ignorions.
2. De même, loin de nous marginaliser ou d’être l’expression de notre singularité, nos désirs ne sont peut-être que des expressions socio-culturels qui découvrent la façon dont nous sommes socialement déterminés.
Mes désirs, loin de me ramener à ce qui m’appartient en propre et loin de proclamer ma différence, seraient la forme la plus pressante de mon destin social. C’est une telle fiction du désir « intime », signe de ma singularité, que la sociologie traverse. Comme le souligne Jean Baudrillard, dans Pour une critique de l’économie politique du signe, nos désirs sont le prolongement des déterminations sociales même s’ils se donnent en apparence comme une protestation contre l’ordre du commun :« dans le "privé", dans le "domestique" (...), vécu par lui comme une zone refuge en deçà ou au-delà des contraintes sociales, comme champ autonome de besoins et de satisfactions, l’individu ne cesse pourtant jamais de témoigner, de prétendre à une légitimité et de l’assurer par des signes, et de traduire dans la moindre de ses conduites, à travers le moindre de ses objets, l’immanence d’une juridiction qu’en apparence il récuse ». Ainsi, on peut faire apparaître une contrainte sociale dont la culture n’est que le relais : je ne consomme pas, par exemple, une chose parce que je la désire mais parce qu’il faut désirer cette chose en tant qu’elle fait signe socialement.
b) Si le désir apparaît ainsi comme un signe culturel, c’est peut-être parce qu’il consiste essentiellement en un jeu de représentations où chacun engage son identité
1. Peut-on réduire ainsi le désir à un simple manque qu’il s’agirait de combler ? N’est-il pas avant tout une façon de faire signe aux autres et de participer à un échange symbolique ?
Le désir n’enveloppe pas son objet d’une façon aussi immédiate et définie que le besoin; cet objet prend forme dans une représentation du désir lui-même qui met en jeu mon identité. Comme le montre Hegel, dans la Phénoménologie de l’esprit, le désir n’est jamais essentiellement désir de quelque chose : l’objet du désir n’est que la monnaie d’échange d’une reconnaissance de l’autre que je vise grâce à lui. Partant, tout désir participe d’une symbolique où mon identité prend forme et se figure dans une relation à l’autre (cf. cours sur la conscience et sur autrui). La terrible formule de La Rochefoucauld : « certaines personnes n’auraient jamais aimé si elles n’avaient entendu parler de l’amour », loin de se réduire à une simple « méchanceté » ou « sécheresse de coeur » anecdotique,découvre plutôt, de façon éclatante, cette constitution intersubjective du désir. Chaque désir répond à d’autres désirs et au désir de l’autre, dans un perpétuel jeu d’expressions mimétiques.
Ainsi, loin de se réduire à un simple appétit, le désir participerait d’emblée à un échange de signes où mon identité se joue et prend forme. Tout désir engagerait une relation à l’autre, non comme le simple objet d’un appétit, mais comme celui capable à la fois de recevoir les signes que je lui adresse et de les faire jouer à son tour. En ce sens, on ne désirerait jamais « dans son coin », sans les autres et contre les autres (ou superficiellement) : le désir, d’emblée, suppose la connivence d’une expression dont chacun est à même d’interpréter le sens ; cette connivence des signes, ce jeu de signes perpétuel, dont notre désir est l’expression, on peut lui donner le nom de : culture.
2. La passion comme passion des signes.
La passion est la forme du désir qui manifeste sans doute le plus cet échange de signes et de représentations qui suscite le désir et lui donne forme. Le passionné est avant tout amoureux de symboles et de significations qui fécondent sa passion. L’alchimie imaginaire de la passion est le produit de toute une « condensation » symbolique dans laquelle l’objet de la passion est héroïsé selon des modèles culturels, individuels ou collectifs. En ce sens, toute passion, si elle se veut unique,construit son objet à partir de tout un réseau de références et de parangons culturels. Ainsi, Proust, dans un Amour de Swann, découvre bien ce relais culturel de toute passion qui surgit à partir d’un creuset de signes et de symboles: Swann tombe éperdument amoureux d’Odette de Crécy, qu’il trouvait au premier abord des plus fades, en la recréant imaginairement, en façonnant son image au gré de son idéal esthétique, la Séphora du peintre Botticelli.
c) Si le désir semble ainsi inséparable d’une culture, la culture ne peut-elle pas de même apparaître comme cet art de vivre qui donne forme aux désirs et les conduit à la perfection ?
Comment la culture se donne en priorité comme cet art de vivre qui cherche à définir, exercer, susciter le désir. La culture, en tant que savoir constitué, peut apparaître alors comme l’intelligence même du désir. Ainsi, la plupart des sagesses se proposent comme des propédeutiques au désir et comme des solutions aux maux qu’ils suscitent.
(Transition:) Si le désir semble ainsi inséparable d’une définition culturelle et de tout un ensemble de signes et de symboles qui le fécondent, peut-on pour autant n’y voir qu’une expression culturelle ? Ne serait-ce pas alors le condamner à la facticité? Le désir n’est-il qu’une fiction utile ? S’il n’est que le produit culturel,est-ce à dire que tous nos désirs sont relatifs, voire même arbitraires ?
III. Le désir: cette essence culturelle de l’homme
(Etapes de la réflexion)
a) Il serait paradoxal de ne voir dans le désir qu’une expression culturelle: dans ce cas, le désir serait une construction arbitraire, dont on peut faire l’économie. Or, peut-on ainsi vivre sans désir ? Le désir n’est pas un parasite de notre identité mais est bel et bien attachée à celle-ci comme notre essence même. Exister, c’est désirer (Cf. Sur ce point Spinoza et Nietzsche dans le cours sur la morale).
b) Si le désir est ainsi lié à la nature humaine, ne devrions-nous pas alors l’interpréter comme un simple besoin, c’est-à-dire l’expression d’un manque commandé « naturellement » par l’absence d’un objet et trouvant une résolution tout aussi naturelle dans la réplétion ? Or, réduire le désir à un manque objectif, c’est, comme le souligne fort bien Cornelius Castoriadis dans L'Institution imaginaire de la société, méconnaître la part de créativité dont tout désir est l’expression. Si l’humanité a toujours eu faim, faim de vêtements comme de nourriture, faim de pouvoir et de sainteté, faim d’amour mais faim aussi de ses propres cadavres, faim de fêtes et de tragédies, « il faut une bonne dose de crétinisme pour prétendre qu’elle s’est inventé toutes ses faims parce qu’elle n’arrivait pas à manger et à baiser suffisamment. L’homme n’est pas ce besoin qui comporte son "bon objet" complémentaire, une serrure qui a sa clé (à retrouver ou à fabriquer) » (L’institution imaginaire de la société, Points Seuil, p.204).
On ne désire pas de ce dont on manque, on manque de ce dont on désire, et ce désir n’est rien d’autre que la façon dont une société tente de se réfléchir elle-même dans des valeurs et des symboles. Dans chacun de nos désirs, ainsi, c’est l’humanité qui s’invente. L’humanité, c’est peut-être justement cela: cette dévorante interprétation de tout besoin, cette façon de jouer tout appétit comme une valeur, jouer comme l’on joue la comédie ou une tragédie, jouer comme on parie, comme on se risque, jouer pour se montrer, jouer encore parce que la « beauté du geste » est tout. Y-a-t-il ainsi, pour l’homme, un appétit qui ne se prolonge pas dans une profondeur de sens ?
« Ce n’est ni la disponibilité, ni la rareté des escargots et des grenouilles qui font que, pour des cultures parentes, contemporaines et proches, ils sont ici, plat de fin gourmet, là, vomitif d’efficacité certaine. On n’a qu’a faire le catalogue de tout ce que les hommes peuvent manger et ont effectivement mangé (en s’en portant très bien) à travers les différentes époques et sociétés, pour s’apercevoir que ce qui est mangeable pour l’homme dépasse de loin ce qui a été, pour chaque culture, aliment et que ce ne sont pas simplement les disponibilités techniques qui ont déterminé ce choix. Cela se voit encore plus clairement lorsqu’on examine les besoins autres que l’alimentation. Ce choix est porté par un système de significations imaginaires qui valorisent et dévalorisent, structurent et hiérarchisent un ensemble croisé d’objets et de manques correspondants, et sur lequel peut se lire,moins difficilement que sur tout autre l’orientation d’une société. » (Ibid, p. 227)
Peut-être est-ce quand l’appétit est nu, quand on ne peut plus ainsi le jouer (et le déjouer) que nous sommes abandonnés, vaincus par un manque qui n’a plus rien d’humain.
c) Dès lors, quel sens donner alors à cette question ? Comment distinguer un appétit« naturel » d’un désir « institué » ? Cette distinction n’a-t-elle avant tout une fonction axiologique et politique ?
Ne nous y trompons pas : aucune généalogie du désir n’est jamais innocente et toute politique se dessine à partir de la dissociation de désirs dits naturels (que l’on rapporte aux besoins) et d’autres que l’on juge artificiels voire superflus. Les règles morales, juridiques et politiques se fondent sur cette distinction des désirs selon une origine mythique. Chaque culture constitue sa norme en dessinant une normalité et une naturalité des désirs. En ce sens, toute culture commencerait par s’affirmer en se donnant une nature conforme à ses fins et en rejetant, paradoxalement, dans l’ordre contingent de la culture, les désirs qu’elle veut exclure.
Comme le dit Deleuze dans Mille plateaux, on ne nous laissera pas expérimenter dans notre coin, on ne nous laissera pas recomposer notre corps selon notre désir, car le corps est fonctionnellement distribué en organes selon un impératif social et politique. Et Deleuze de proposer ainsi l’hypothèse d’un « Corps sans organe », d’un corps où l’on pourrait penser avec ses mains et non plus simplement avec sa tête, rêver au fil de la peau, caresser par la pensée, etc…On peut, toutefois, se demander comment le désir peut pleinement se libérer ainsi de tout horizon socio-culturel, autrement que sur un mode poétique. Mais ce serait sans doute encore participer de la« culture ». D’une autre culture, cependant : non plus une culture qui nous assigne à une appartenance communautaire, mais cette culture par laquelle l’homme rencontre singulièrement l’homme. Cette culture-ci, on peut la nommer : littérature.
Conclusion
Ainsi, si le désir se donne toujours comme écart, cet écart ne fait que redoubler et prolonger celui que toute culture instaure par rapport au fait, à la brutalité et au mutisme du fait. Désir et culture sont l’un comme l’autre, l’un pour l’autre et l’un par l’autre, cette déclaration de sens, cette façon de déborder toute présence par une valeur. Si, comme le dit Hegel, « l’homme est ce qui n’est pas ce qu’il est, et ce qui est ce qu’il n’est pas », comment cette évasion et ce dépassement s’accomplissent si ce n’est dans le jeu infini du désir et de la culture ?