À quoi servent les sciences ?

Corrigé synthétique.

Dernière mise à jour : 23/11/2021 • Proposé par: cyberpotache (élève)

Les Grecs nous ont livré en héritage l'idéal d'un savoir devenant science par sa gratuité même. La science est contemplative et le plaisir de la théorie ne saurait être subordonné à aucune utilité, faute de quoi on retomberait dans une technique.

Or, la science contemporaine a été mise au travail, mariée à la technique, et sa propriété première, constituante aux yeux de la doxa, c'est qu'elle peut et doit servir. D'un même mouvement historique, elle s'est pluralisée, au point d'embrasser aujourd'hui une pluralité de disciplines, qui vont de la mathématique aux sciences humaines telles la psychologie, sociologie, etc, qui trouvent leur légitimité dans les usages sociaux qu'elles promettent. Cette pluralité et ces ustensilités posent problème et exigent de se demander à quoi servent les sciences.

I. Une définition et une image à revoir

Le caractère désintéressé de la "theoria" marque l'existence, à côté des arts et techniques, d'une sphère du savoir humain où il est possible d'accéder à l'universel. La pensée y dépasse les cas particuliers et les réponses partielles ; elle rencontre la vérité grâce à la raison. Ce savoir rationnel que constitue la science ne saurait être inféodé à une quelconque utilité. Celle-ci renvoie, en effet à une autre sphère de l'agir et du (moindre) savoir de l'homme. Servir, c'est relever de l'ordre des moyens, avoir une utilité, ce qui n'est possible que suspendu à des fins. La science constitue une activité qui a sa fin en elle-même ; elle ne saurait donc servir. Pourtant, les Anciens reconnaissent bien à la science (en incluant dans celle-ci la philosophie) une utilité : elle est le moyen obligé d'un accès à la sagesse, laquelle, seule, peut nous livrer le bonheur.

Cette instrumentalisation de la science au profit de l'homme (et de l'homme qui la déploie, c'est-à-dire le philosophe) ne contredit pas la définition de ce savoir éminent : on dira de la science qu'elle constitue une fin associée à la fin ultime que poursuit tout homme : atteindre le bonheur. Elle sera donc dite Souverain Bien associé. Ici se dessine donc une ustensilité de la science - conjointe avec la philosophie - qui respecte pourtant son caractère de fin en soi, de savoir voulu pour lui-même. La science sert donc au bonheur. Cet héritage va nous rester, mais affligé d'une double transformation : il s'agira, dans l'histoire, de sciences au pluriel, et d'une humanité à laquelle est promis un progrès global. Cette "avancée" remplace le progrès sur lui-même, c'est-à-dire progrès moral, qu'accomplissait l'apprentissage, alias le philosophe.

A côté des sciences dures, confirmées dans leur scientificité, vont pousser des sciences humaines dont le sérieux n'est pas toujours validé ; psychologie, sociologie, économie, etc. D'emblée la promesse d'une efficience, d'un savoir sur l'homme qui permet une action sur l'homme se voit avancée, peut-être pour faire oublier le caractère hasardeux, non encore scientifique, de ces nouveaux savoirs.

II. Les utilités de la science dans tous ses états

A rechercher de l'utilité on s'aperçoit que la science rencontre l'utile à tous niveaux : même le fait de comprendre le mystère du monde peut se voir présenté comme relevant de l'utile : utile pour assouvir l'inextinguible soif humaine de savoir.

A ce compte aussi la vérité peut servir ! Mais, le contenu même de la science se voit modifié avec l'invention de la science moderne ; Galilee en marque symboliquement la nouveauté avec sa formule : "Le livre de la Nature est écrit en langage mathématique". Car ce nouveau savoir devra être instrumenté, c'est-à-dire passer par des instruments ; or ceux-ci relevaient de la sphère serve de ce qui sert. la technique commence un rapprochement avec la science qui va se traduire par des épousailles. Au point qu'on en viendra, avec G. Hottois, à parler de "tehcno-science" et non plus de science. Contenu mais aussi utilité ont changé. Il n'est pas jusqu'à la gratuite mathématique qui ne soit mise au travail et devenue "applicable" et appliquée, puisqu'elle sert à décrypter le monde qui nous entoure. A côté de cette utilité "libérale", il est facile de dérouler des utilités "serves" où la vérité n'existe que comme moyen et non comme fin en elle-même. Les sciences, globalement, augmentent la puissance de l'humain. Puissance sur une nature qui ne peut que lui obéir dès-lors qu'il en possède les clefs : la physique est alors science modèle. Nous pouvons caresser le rêve de devenir "comme maîtres et possesseurs de la Nature" (Descartes).

Cette puissance s'ouvre bientôt sur le créateur lui-même : la médecine devient science, elle oublie qu'elle a été un art. La biologie nous donne les moyens d'une intervention sur nous-mêmes, au titre de vivants. Ce retour en boucle de l'inventeur sur son invention va jusqu'à dessiner la promesse d'un homme modifié, maître de son génome, guérisseur de ses infirmités. Le paradoxe est que plus la science devient serve, plus elle devient reine. Les sciences humaines interviennent alors, elles qui font leur apparition en dernier sur la scène du savoir. Depuis le XIX° siècle s'élève la promesse d'un homme devenu transparent... aux yeux des savants qui l'examinent et,... à mesure qu'il perd sa transparence à ses propres yeux. Le psychologue sait ce que je pense et pourquoi je le pense ; le sociologue décrypte mes appartenances cachées et l'économiste manipule mes motivations d'achat. A ce niveau, l'utilité marque la possibilité de son renversement : un savoir asservi qui permet l'asservissement aggravé de l'homme. Le progrès du savoir devient régression de la liberté.

Quand bien même on n'inclurait pas ces sciences "molles" dans la sphère des sciences effectives, il n'en reste pas moins que le front des sciences modernes va, selon la formule de Weber, désenchanter le monde.

III. Une science serve est-elle encore science ?

Canguilhem notait malicieusement que la faculté de Psychologie était toute proche de la Préfecture de Police. Il voulait dire par là que ces sciences humaines ouvraient une ère de manipulation. On pourrait y compris ajouter que l'efficacité de cette manipulation n'exige même pas le caractère scientifique de la discipline qui la permet. Il est temps de reconvoquer le caractère gratuit du savoir, tel que nous l'avons dessiné dans la première partie. Cela induit deux choses : de ne pas livrer les clefs d'un progrès à une science supposée nous pourvoir en tout; et d'ouvrir le concept de science en y rapatriant les disciplines qui ouvrent à l'universel et à un épanouissement de l'homme dans sa liberté et par sa raison.

Conclusion

Puisque la science moderne se définit par son utilité, il convient de la mesurer à cette aune, au système de pensée qui est le sien. Mais notre jugement ne saurait s'y borner. L'utilité du savoir n'est pas seulement instrumentale, il n'y a pas qu'une raison serve ou instrumentale, pour reprendre les termes de Weber. Existe aussi l'utilité référée à la construction de l'homme et pas seulement à sa manipulation. A ce niveau intervient l'antique savoir appelé sagesse ou philosophie, qui a pour instrument mais aussi pour fin la raison. En bref, Les sciences servent ou doivent servir à construire l'homme, elles sont instrument d'une autonomie qu'il se doit de conserver, sans l'abdiquer au profit de réponses toutes faites.