Il s'agit ici de cerner le rôle de l'historien. La question du jugement entraîne la question de l'objectivité. Il ne faut pas toutefois se contenter de se demander si l'historien peut être objectif. La question posée ici est bien celle du jugement : il faut rechercher si l'historien est amené à juger, et s'il doit l'être en tant qu'historien. C'est un sujet qui demande d'interroger à la fois la finalité de la science historique et la réalité concrète de l'historien et de montrer comment et jusqu'à quel point elles s'articulent.
[tp]1. Le projet historique[/tp]
1.1. Une mémoire pour l’avenir
Le but premier de l’historien est de constituer une mémoire, plus longue et plus durable que les mémoires humaines, afin de perpétuer le souvenir des évènements passés. Hérodote, premier historien connu, affirme écrire « pour empêcher que les actions accomplies par les hommes ne s’effacent avec le temps ». La finalité de l’histoire comme science est donc de relater des faits, afin qu’ils ne soient pas oubliés.
1.2. « Le bon historien »
« Le bon historien n’est d’aucun temps ni d’aucun pays », affirme Fénelon. Puisqu’il doit se contenter de relater des faits, il ne doit pas prendre parti, il doit s’abstenir de tout jugement de valeur même sur sa propre nation ou ses propres dirigeants. De fait, si la fin est de conserver les évènements passés au profit des générations futures, l’historien doit relater les faits tels qu’ils furent. S’il ne le fait pas, il fausse la précieuse expérience qu’il s’apprêtait à transmettre afin que les erreurs du passé ne soient pas reproduites (voire que l’on en tire des solutions d’avenir).
1.3. La libération de l’histoire
L’histoire, en nous permettant de connaitre notre passé, constitue pour nous un moyen de notre liberté. C’est seulement en connaissant notre passé que nous pouvons l’assumer et l’intégrer, non en l’oubliant mais en se confrontant à lui tel qu’il est. C’est à la lumière de notre passé que nous comprenons ce que nous sommes aujourd’hui. Ici encore, l’historien devrait être objectif, ne pas juger mais présenter les faits pour que chacun puisse les comprendre, les juger, et se positionner par rapport à eux.
[tp]2. L’impossible objectivité[/tp]
2.1. Des « faits » inaccessibles
La particularité de l’histoire comme science, c’est qu’elle est une science qui n’a pas accès à son objet. Les « faits » historiques n’ont pas tous été constatés par l’historien lui-même, qui s’appuie sur des documents, des témoignages. Ces témoignages sont plus ou moins fiables. Ici il appartient donc bien au rôle de l’historien de juger ses sources. Il ne s’agit pas toutefois d’un jugement de valeur subjectif mais d’un jugement scientifique fondé sur des critères objectifs reconnus (formalisés dès lors qu’apparait une véritable communauté historiographique).
Le grand historien grec Thucydide, au IVème siècle avant JC, écrivait déjà ceci : « Quant aux actions accomplies au cours de cette guerre, j’ai évité de prendre mes informations du premier venu et de me fier à mes impressions personnelles. Tant au sujet des faits dont j’ai moi-même été témoin que pour ceux qui m’ont été rapportés par autrui, j’ai procédé chaque fois à des vérifications aussi scrupuleuses que possibles.
2.2. Une science du passé tournée vers le futur
Ces critères ne garantissent cependant pas la vérité pleine et entière des sources considérées comme « fiables ». De plus, l’histoire est, on l’a vu, tournée vers l’avenir. Elle est une mémoire du passé, mais qu’est ce qu’une mémoire sinon ce qui nous permet de nous souvenir aujourd’hui, et de nous servir de ces souvenirs pour agir, donc pour bâtir le futur. "Plutôt que de savoir ce qui a été fait, combien il vaut mieux chercher ce qu'il faut faire", affirme même Sénèque. L'historien tente précisément de faire l'un pour l'autre.
"L’histoire peut même se considérer comme une certaine étude du présent", écrit Fernand Braudel.
2.3. La tentation de l’historien
Etant en mesure d’influencer le contenu transmis aux générations futures (puisque de toute façon ce contenu n’est jamais pleinement objectif), l’historien peut donc être tenté de le modifier pour permettre un meilleur futur. Il jugera quel contenu est profitable ou non, doit être transmis ou non. C’est une orientation compréhensible de l’historien qui n’exerce son travail qu’en vue de permettre de bâtir un meilleur futur. Et si l’on avance qu’il le fait également pour le seul plaisir de faire connaître, on répondra qu’alors la tentation est d’autant plus grande de donner aux autres un passé plus agréable à connaitre, plus satisfaisant, qui les rendra plus heureux encore de connaître.
[tp]3. L’historien, point de vue de l’Histoire[/tp]
3.1. Un jugement, des jugements
Il reste qu’en agissant de la sorte, l’historien impose à tous son propre jugement. Il abuse du pouvoir que lui donne la connaissance pour tromper les autres. Et tenter de faire le bien des hommes à leur insu, en les trompant, c’est une dérive presque totalitaire de la démarche historiographique. De fait, l’homme ne peut pas s’empêcher de porter des jugements sur ce qu’il connait. Mais il appartient à l’historien de faire abstraction de ses propres jugements lorsqu’il présente des faits, pour permettre aux autres de les juger à leur tour et d’agir en conséquence.
3.2. Un homme en situation
Malgré tous ses efforts, l’historien reste toujours un homme, et un homme « en situation » - c’est-à-dire existant dans un contexte, avec une histoire personnelle. Plus encore que le scientifique, il lui est impossible de s’extraire du monde et du temps pour juger de son objet en vérité, objectivement. Juger ne fait pas partie du rôle de l’historien, il ne doit pas le faire. Mais il ne peut s’empêcher d’être humain, donc limité quant à sa connaissance et à son objectivité. Juger ce n’est pas le rôle de l’historien, ce n’est pas ce qu’on attend de lui. Mais cela ne signifie pas qu’il puisse s’en empêcher tout à fait, ou que l’absence de jugement personnel conscient signifie pour autant objectivité absolue.
Rousseau écrit dans l'Emile : « Il s’en faut bien que les faits décrits dans l’histoire soient la peinture exacte des mêmes faits tels qu’ils sont arrivés : ils changent de forme dans la tête de l’historien, ils se moulent sur ses intérêts, ils prennent la teinte de ses préjugés. Qui est-ce qui sait mettre exactement le lecteur au lieu de la scène pour voir un évènement tel qu’il s’est passé ? L’ignorance ou la partialité déguise tout ».
3.3. Juger ou être jugé
C’est donc en définitive l’historien lui-même qu’il va falloir juger. A son tour, il va devoir être évalué, considéré comme fiable, comme digne de confiance. S’il est question de confiance, c’est bien qu’il reste une part d’incertitude, une part laissée à l’appréciation et au jugement. Comprendre toute la vérité de ce que relate un historien supposerait toutefois de connaitre le contexte exact de sa vie, les conditions dans lesquelles il a écrit, la mentalité de son époque et celle de sa famille… Bref, on peut s’en approcher, mais jamais l’atteindre.
"J’entends par histoire une recherche scientifiquement conduite, disons à la rigueur une science, mais complexe : il n’y a pas une histoire, un métier d’historien, mais des métiers, des histoires, une somme de curiosités, de points de vue, de possibilités, somme à laquelle demain d’autres curiosités, d’autres points de vue, d’autres possibilités s’ajouteront encore." (Braudel)