Que gagne-t-on à échanger ?

Annale bac 2009, Série ES - France métropolitaine

Corrigé en trois parties : I. Les échanges de biens entre les hommes ont une fonction essentiellement économique et sociale. Les hommes ont intérêt à échanger leurs biens, II. Les échanges s'établissent sur la base d'un contrat, explicite ou implicite, formulé ou non formulé. Ce contrat s'établit sur la base du principe d'équité, III. Les échanges du point de vue de la communication entre les hommes

Dernière mise à jour : 16/03/2021 • Proposé par: nbernard (professeur)

Introduction

L'idée d'échange implique celle d'une transaction de biens entre deux individus ou entre deux parties. Pour que l'échange puisse être considéré comme positif, chacun des deux individus ou chacune des deux parties doit y trouver un avantage ou un bénéfice. En contrepartie d'un bien que nous cédons, nous obtenons un autre bien. Par conséquent, nous ne gagnons rien a priori, si nous nous considérons que nous perdons quelquechose en échange : en effet, en échangeant un bien contre un autre, nous prenons possession d'une chose, mais nous nous dépossédons d'une autre.
L'échange résulte en outre d'un accord préalable : si nous consentons à un échange, c'est que nous considérons que de cet échange résulte pour nous un "gain". L'échange s'établirait donc sur un contrat,implicite ou explicite, avantageux à la fois pour moi et pour l'autre. Cependant, on peut envisager, précisément, que l'échange ne correspond pas à un gain, mais à une perte, qu'il ne soit pas positif, mais négatif. Mais la question n'est pas, précisément, de savoir si nous sommes gagnants en procédant à un échange, mais de savoir ce que l'on gagne. De plus, la question sous-entend que lorsque nous échangeons des biens, nous ne gagnons pas d'argent, mais que nous procédons à une sorte de "troc" - ce qui ne signifie pas que nous ne le faisons pas par intérêt. Si l'on ne gagne pas d'argent, mais si, néanmoins, nous gagnons quelque chose, alors que gagne-t-on ?
Même si l'argent, apparemment, n'est pas en jeu, de nombreuses discordes , de nombreux désaccords peuvent survenir dès que l'une des parties s'estiment lésée. Nous devons donc admettre que l'idée de justice ou d'équité préside à tout échange, même si l'argent ne rentre pas en ligne de compte. Nous pouvons finalement établir, de façon préalable, que l'échange impliquerait tout aussi bien l'idée d'un gain que celle d'une perte.
Il s'agira d'examiner dans un premier temps en quoi les sociétés humaines ont toujours fonctionné sur la base d'échanges de biens : l'échange a donc une fonction essentiellement économique, et, de manière plus englobante, sociale. Ces fonctions sont liées aux besoins propres des hommes, lesquels doivent se nourrir, se vêtir, se protéger de l'environnement extérieur. Les hommes s'organisent en outre en fonction de capacités et de compétences complémentaires. Dans un second temps, il s'agira de voir en quoi l'égalité dans l'échange est nécessaire au bon fonctionnement d'un système basé sur les échanges, tout en nous posant la question de savoir en quoi l'échange n'est pas obligatoirement le seul mode de fonctionnement de ce système. Cela va nous permettre, dans un dernier temps, de voir en quoi les termes d'"échanges" et de "gain" ne concernent pas uniquement la division du travail ou l'économie, et peuvent être considérés dans leur généralité: lorqu'on parle d'"échanges", en effet,il peut également s'agir de communication, c'est-à-dire de dialogue ou d'échange d'informations ou d'idées entre les hommes.

PLAN DE LA DISSERTATION

1. Les échanges de biens entre les hommes ont une fonction essentiellement économique et sociale. Les hommes ont intérêt à échanger leurs biens.

a. Nous devons travailler pour gagner notre vie. Nous échangeons notre travail contre de l'argent.
b. Ne gagne-t-on rien - en terme d'argent, en terme monétaire - lorsque nous échangeons des biens ?
c. Que peut-on échanger ? Conditions de l'échange : la division du travai.

2. Les échanges s'établissent sur la base d'un contrat, explicite ou implicite, formulé ou non formulé. Ce contrat s'établit sur la base du principe d'équité.

a. L'échange est basé sur un contrat
b. Quelle est la valeur de ce contrat ? Que gagne-t-on à l'établir, mis à part le fait qu'il préside à tout échange ?
c. L'équité corrige les inégalités.

3. Les échanges du point de vue de la communication entre les hommes.

a. Le rapport avec l'autre s'inscrit dans une dimension morale.
b. L'échange avec l'autre suppose la reconnaissance mutuelle
c. L'impasse de la "Dialectique du maître et de l'esclave".

Partie 1

Si nous travaillons, c'est principalement pour gagner de l'argent. Même si le travail n'est plus, dans nos sociétés contemporaines, uniquement lié au gain, considéré à la rémunération ou aux émoluments, les hommes travaillent pour "gagner de l'argent". Certes, le travail est censé contribuer à l'épanouissement de l'individu, ou à sa réalisation personnelle. Il n'en demeure pas moins que le but essentiel et avoué de tout individu qui recherche un travail est de "gagner sa vie". La vie, qui semblait nous être donnée, et qui ne dépend pas d'un acte de notre volonté, doit en fait être "gagnée". Cela signifie que nous avons des besoins à satisfaire si nous voulons rester en vie. Parce que l'homme doit subvenir à des besoins essentiels, naturels, parce qu'il doit manger, boire, se protéger de l'environnement dans lequel il se trouve, il doit gagner sa vie, et il ne peut le faire que par l'intermédiaire du travail - à moins qu'il ne dispose de ressources qui le dispensent de travailler. En travaillant, par conséquent, nous échangeons une activité, répartie sur un nombre d'heures données,(en France, le travail salarié représente 35 heures consacrées à ce travail), contre un salaire. Ce salaire est donc assimilable à un "gain".

b) Ne gagne-t-on rien – en terme d’argent, en terme monétaire- lorsque nous échangeons des biens ? Existe-t-il des échanges désintéressés ?

Même si la question posée se présente sous la forme : "Que gagne-t-on à échanger?", cela présuppose que nous ne gagnons pas d'argent au cours de cet échange, mais que nous prenons possession d'un objet en échange de la cession d'un autre objet. Nous pouvons très bien penser cependant que l'échange de "biens" n'exclut pas la dimension de l'argent : nous "échangeons" ainsi nos compétences ou notre force de travail contre de l'argent. Il s'agit donc toujours d'un échange, même si les biens considérés ne sont pas à proprement parler des objets, ou des choses - puisqu'il s'agit de travail ou d'argent. Les biens échangés, sous cette forme, semblent l'être en fonction d'un intérêt, de nature purement économique. En ce sens, l'échange n'est pas un don, en vertu duquel nous n'attendons rien en retour. Nous nous dépossédons d'un bien sans prendre possession d'un autre. Marcel Mauss, ethnologue et sociologue français, mort en 1950, a montré toutefois en quoi, dans son ouvrage intitulé "Essai sur le don", les échanges, au sein de certaines sociétés dites "archaïques", ou primitives (on parle aujourd'hui de sociétés "premières") avaient une signification à la fois économique et sociale. Le "potlach" (le don) des Indiens de la côte du Pacifique nord correspondent en fait à des échanges, ou à des prestations réciproques, même si s'expriment à travers cette manière de procéder des relations entre les individus qui paraissent plus affectives et plus amicales, donc plus désintéressées que ne le sont nos échanges basés sur l'argent. Dans la mesure en effet où les échanges revêtent une dimension affective, symbolique, nous imaginons que le "don", présidant aux échanges dans ces sociétés, est totalement désintéressé, un peu comme lorsque nous offrons un cadeau à un parent ou à un ami le jour de son anniversaire. Marcel Mauss montre qu'il n'existe pas d'échanges désintéressés : tout cadeau appelle un autre cadeau. Il s'agit bien, à plus ou moins long terme, d'échanger des biens. Si le "don" apparaît, dans un premier temps, comme tel, il révèle, dans un second temps, qu'il n'en est pas un, et que le "receveur" est en fait redevable envers le donneur. Le don n'en serait pas un. Et nous serions probablement très décontenancés si le jour de notre anniversaire, l'ami auquel nous avons offert un cadeau le jour du sien n'en faisait pas autant le jour du nôtre.

c) Que peut-on échanger ? Conditions de l’échange : la division du travail

Il n'en reste pas moins que d'un point de vue moral, nous établissons une différence entre un bien d'usage, considéré comme noble, dans la mesure où il nous est directement utile,ou parce que nous le consommons directement, et un bien marchand, plus trivial dans la mesure où nous pourrons l'échanger contre un autre bien. Ainsi, Marx distingue, dans "Le Capital", publié en 1867, une valeur d'usage de la marchandise, qui permettra à l'individu de satisfaire ses besoins ou tout simplement son plaisir, ou ses passions, d'une valeur d'échange de cette marchandise. Par exemple, rien ne rapproche une baguette de pain d'un bouquet de fleurs, mais ils entrent en relation dès lors que nous les considérons sous l'angle de l'échange.
Les sociétés contemporaines sont basées sur un certain type d'échanges, reposant eux-mêmes sur la division du travail, division à partir de laquelle se sont constituées ces sociétés, et dont Adam Smith, au 18ème siècle, avait déjà montré l'importance. Il s'agit en fait de se répartir les tâches. La "division technique" du travail permet à la société de mieux s'organiser, et de satisfaire les besoins de la majorité des individus. Mais Platon considérait déjà, dans "La République", que la nécessité de se nourrir, de se vêtir ou de se loger mobilisait différents savoirs, et correspondait à ce que nous nommons aujourd'hui des "compétences". Le savoir du médecin n'est pas le savoir du cordonnier. Le médecin a besoin du cordonnier pour réparer ses chaussures, et le cordonnier a besoin du médecin lorsqu'il est malade. Les rôles de chacun, dans une société, sont complémentaires. La complémentarité joue à ce titre le rôle d'une solidarité. Nous comprenons facilement pourquoi, dans le cadre de la division du travail, les hommes ont intérêt à échanger leurs biens, fussent-ils assimilés à la possession d'un savoir, d'une compétence ou d'une technique.

Partie 2

a) L’échange est basé sur un contrat

Néanmoins, pour que les échanges soient possibles, ceux-ci doivent s'inscrire dans le cadre d'un contrat, auquel consent chacune des deux parties, fussent-elles représentées par deux individus, ou par deux groupes d'individus. Chacune de ces parties, pour que l'échange soit valable, doit pouvoir considérer que l'échange présente pour lui un certain intérêt, et qu'il y trouve par conséquent un "gain". Les biens doivent être équivalents. Ils s'évaluent d'après l'intérêt que trouve l'individu dans leur possession ou dans leur usage. Il semble alors difficile, dans une société comme la nôtre, basée essentiellement sur la consommation et sur la circulation des biens, d'exclure de cet échange la valeur marchande qui correspond à ce bien. On n'échange pas une maison contre une voiture, ni un ordinateur contre un livre. De la même manière, on conviendra qu'une opération chirurgicale n'équivaudra pas à la confection d'un trottoir. Le riz ou le lait, sur le plan des échanges nationaux ou internationaux, n'ont pas la même valeur que le pétrole ou que l'or, même s'il s'agit dans chacun de ces exemples de ressources naturelles. Pour échanger des marchandises qu'on ne peut guère comparer, nous sommes contraints de mesurer ce que vaut l'une par rapport à l'autre. Puur Marx, ce n'est donc pas l'argent qui permettrait de le faire, mais le travail. Toutes les marchandises sont pour lui le produit du travail, et ne s'évaluent pas en fonction d'une valeur d'usage. Nous comprenons pourquoi il préconise l'union de tous les travailleurs, pour qu'ils établissent, à travers leur action, la "dictature du prolétariat" : s'appropriant la force de travail des prolétaires, la bourgeoisie fait de la force de travail un bien qu'il s'approprie indûment, et qu'il fait fructifier pour son propre profit. Il ne s'agit de rien d'autre que d'un vol, ou d'un esclavage déguisé - même si l'institution du salariat a pu être considérée, à un certain moment de l'histoire, comme une libération pour les travailleurs.

b) Quelle est la valeur de ce contrat ? Que gagne-t-on à l’établir, mis à part le fait qu’il préside à tout échange ?

Les transactions peuvent paraître conventionnelles. Pourquoi décréter, en matière d'efforts fournis, et donc en matière de travail, ou de temps consacré aux tâches à accomplir, que telle activité est supérieure à une autre, ou que tel bien est supérieur à un autre ? Dans la logique d'une hiérarchisation des biens, établie en fonction d'une valeur attribuée à ces biens, ou bien encore dans la logique de l'offre et de la demande, nous devrions reconnaître que la logique des échanges elle-même est susceptible d'engendrer à elle seule les inégalités sociales. Mais nous entrons alors dans un autre type de problématique, qui recoupe toutefois la nôtres : n'existe-t-il pas des inégalités justes ? L'exigence d'égalité, sur laquelle reposent nos principes démocratiques, ne serait-elle pas susceptible, paradoxalement, d'engendrer une société injuste ? Les sociétés démocratiques occidentales sont en effet basées sur le principe, par ailleurs fort contestable pour certain, de la méritocratie : nous ne sommes pas prêts à admettre que le travail du chirurgien ou celui du haut fonctionnaire d'Etat équivaut à celui de l'artisan ou du travailleur manuel, ni à admettre que l'élève qui n'a pas appris ses cours, puisse, au même titre que celui qui a passé beaucoup de temps à les apprendre, obtenir son baccalauréat. Cette méritocratie, le sociologue contemporain Pierre Bourdieu la réfutait : l'élève issu d'un milieu favorisé, culturellement et économiquement, n'aurait pas de "mérite" à réussir dans le cadre de l'école. Il hérite d'un système qui lui a été transmis par une classe sociale. L'école, en outre, d'après P.Bourdieu, favorise, par l'intérmédiaire du système établie, les élèves issu des classes bourgeoises. Ne peuvent réussir à l'école que ceux qui détiennent les codes de la réussite, eux-mêmes établis par une certaine "élite" culturelle.
Le contrat sur lequel s'est établi un type d'échanges ne garantit pas, par conséquent, que ces échanges représentent un gain pour certains contractants, dans la mesure où les termes mêmes de ce contrat ont été élaborés de manière conventionnelle ou arbitraire. et le plus souvent au détriment des individus les plus faibles, ou les plus défavorisés. Ceux-ci, à travers les échanges, tels qu’ils sont organisés, ne seraient assurément pas gagnants.

c) L’équité corrige les inégalités (John Rawls)

Certains biens ne peuvent s’échanger, ce sur quoi précisément le philosophe américain John Rawls (disparu en 2002) , dans sa « Théorie de la justice » 1971), a insisté – en nommant ces biens « biens premiers » (« primary goods). Il s’agit, pour Rawls, de la liberté et de l’égalité. Ces biens sont universels, et tous les individus doivent pouvoir en jouir. Il s’agit d’un premier type de biens, définis par Rawls. Le second type de biens concerne cette fois non pas la sphère politique, à laquelle appartiennent la liberté et l’égalité, mais la sphère économique (sphère des échanges) et sociale, à laquelle s’applique ce que Rawls nomme « le principe de différence » : ce principe justifie le fait qu’il puisse exister des « inégalités justes ». Sans donner précisément cet exemple, Rawls admet donc qu’il n’est pas injuste qu’un cordonnier gagne moins d’argent qu’un médecin, et soit donc économiquement désavantagé par rapport à celui-ci. Toutefois, le principe de différence introduit une seconde considération : les différences établies entre les individus, génératrices d’inégalités, supposent que ces inégalités doivent finalement être source de bénéfices pour les membres les plus fragiles, économiquement, de la société. Autrement dit, si certaines inégalités peuvent être considérées comme justes, une sorte de système compensatoire doit être établi, à partir duquel les individus pourront trouver des avantages, à partir même de leurs désavantages. Autrement dit, à un désavantage peut correspondre un bien.

Partie 3

a) Le rapport avec l’autre s’inscrit dans une dimension morale

Cependant, l'échange des biens pourrait être envisagé comme un simple cas particulier d'une configuration beaucoup plus générale. Echanger, ce n'est pas seulement échanger des biens : on échange des paroles, des sourires, des insultes; nous faisons partager nos sentiments en même temps que nous partageons ceux des autres. La question de savoir si, dans l'échange, nous sommes gagnants, relève donc de considérations qui nous placent dans la sphère de l'intersubjectivité, de la relation avec autrui. La question pourrait alors être reformulée de la manière suivante : a-t-on besoin d'autrui ? De quoi sont constitués les échanges que nous avons avec les autres ? Nous pouvons considérer de prime abord que la conception morale et la conception économique, dans le cadre de l'intersubjectivité, s'opposent. Dans la relation avec autrui, l'intérêt n'est pas compatible avec le respect que nous lui devons. L'exigence d'une règle morale universelle, concernant ce respect, a été énoncée par Kant, dans les "Fondements de la métaphysique des moeurs", sous forme d'"impératif catégorique" : "Agis de telle façon que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans celle d'autrui, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen". En tant qu'être raisonnable, l'être humain fait partie, selon Kant, du "Règne des fins". Cela signifie que chaque être humain est d'une telle valeur qu'il ne peut, à proprement parler, avoir de "prix". On ne peut utiliser un homme comme on utilise un objet. L'homme ne fait partie du monde matériel, des objets qui le composent et dont nous pourrions disposer. Par exemple, les lois de bioéthique de 2004, en France, se réclament de l'impératif catégorique kantien pour justifier que la cession d'organes, ou d'éléments du corps humain, ne puissent faire l'objet de transactions financières, d'un commerce. De manière plus générale, des échanges avec les autres, nous ne devons attendre aucun gain. D’un point de vue moral, la relation avec autrui ne doit pas s’inscrire dans le registre du gain ou de la perte.

b) L’échange avec l’autre suppose la reconnaissance mutuelle.

L'échange avec l'autre suppose la reconnaissance de l'autre comme un autre moi-même. Tout échange s'inscrit donc dans l'optique plus large de la reconnaissance de l'humanité de tout autre homme, par-delà les différences. C'est, aujourd'hui, à travers le racisme ou la xénophobie que peut se poser la question du respect de l'autre, sans lequel il ne peut y avoir aucun échange. L'altérité s'exprime, en ce sens, au regard de la différence : le "raciste", c'est celui qui ne reconnaît pas en l'autre un autre soi-même sous prétexte qu'il n'a pas les mêmes origines, ou n'appartient pas à la même culture. La différence entraîne alors la peur, la méfiance ou le rejet. Il n'existe pas d'échanges, par conséquent, sans le respect de l'autre, lequel se base sur un rapport d'égalité.
La question de savoir, ensuite, si nous sommes gagnants ou perdants dans l'échange avec l'autre peut se poser, indépendamment de savoir en quoi exactement nous le sommes. L'échange suppose la communication, à travers laquelle se nouent les liens affectifs. Mais l'échange basé sur la communication suppose également la confrontation des idées, l'exposition d'une réflexion que nous sommes disposés à partager. Nous gagnons autant à aimer qu'à être aimé, à donner qu'à recevoir, à parler qu'à écouter ce que dit l'autre. Nous pouvons y perdre aussi : il est parfois difficile d'échapper aux conflits qu'entraînent les échanges, et les rivalités qui les sous-tendent.

c) L’impasse de la « Dialectique du Maître et de l’Esclave ».

Hegel a montré, dans un passage célèbre de la "Phénomenologie de l'esprit", traditionnellement appelé "Dialectique du maître et de l'esclave" qu'autrui est d'abord un rival. Car la "conscience de soi" est d'abord une pure individualité, elle "exclut de soi tout ce qui est autre". Son essence est le "moi". Le problème, explique donc Hegel, est que l'autre est également une "conscience de soi" : "un individu surgit face à un autre individu". Au terme de la lutte au cours de laquelle s'affrontent les deux "conscience de soi", en vue de la domination de l'une sur l'autre, l'un des deux individus est devenu le Maître, l'autre l'Esclave. L'Esclave est devenu esclave parce qu'il a préféré la vie à la mort. Il vaut mieux être un esclave vivant qu'un maître mort, a jugé l'esclave. Mais cette situation aboutit en fait à une impasse pour le Maître. A quoi bon être reconnu comme maître par un esclave ? Que vaut cette reconnaissance de la part d'un être qu'on ne juge pas comme son égal ? En outre, le Maître s'aperçoit que l'esclave est plus libre que lui, dans la mesure où, grâce à son travail (le maître ne travaille pas, il jouit des fruits du travail de l'esclave), il conserve un rapport direct avec les choses qu'il a produites. Grâce à ce rapport, il conquiert une liberté dont le Maître ne peut pas jouir. Le travail, grâce auquel l'esclave fabrique le bien, le produit, est ce par quoi l'esclave s'émancipe, en dépit de l'absence de reconnaissance du maître. Le Maître est donc finalement contraint, pour conquérir une authentique liberté, de recourir à une sorte de système d’échanges à travers lequel il pourra reconquérir ce qu’il a perdu, et qu’il croyait avoir gagné dans la logique de la maîtrise et de la servitude.

Conclusion

Les hommes ont construit les sociétés en vertu d’un système d’échanges, qu’il soit économique et social ou purement relationnel, indépendamment cette fois des considérations de gains et de pertes, que ces termes sont liés à une valeur d’usage ou à une valeur d’échange. Cependant, le « gain » et la « perte » peuvent être eux-mêmes détachés de leur connotation «commerciale » initiale. Nous pouvons en effet très bien dire que nous gagnons à être ami avec une personne, et que nous sommes perdants à vouloir l’être avec telle autre. De la même manière, lorsque nous parlons des échanges entre les individus, nous parlons d’un «commerce », et par l’emploi de ce terme, nous ne nous référons pas forcément à l’échange de biens matériels, même si, effectivement, le choix de ce terme semble contenir l’idée que les relations affectives ou intellectuelles sont exclues de ce commerce.
A travers l’échange, nous avons tout à gagner et tout à perdre. C’est ce qui nous rend proprement humains : les animaux n’échangent pas de biens entre eux, et les hommes ne procèdent pas non plus à des « échanges » avec les animaux. Si les échanges se basent sur des notions de justice et d’équité, ou encore sur le respect, les hommes ont tout à gagner en échangeant leurs biens ou leurs points de vue. Si au contraire les échanges s’établissent sur des principes injustes ou trop inégalitaires, si les hommes dans le cadre de ces échanges ne considèrent que leur propre intérêt, au détriment total de celui de l’autre, nous avons tout à y perdre. Il n’est enfin pas question de débarrasser les échanges la dimension de l'intérêt, ou d’établir ces échanges en fonction de la loi morale kantienne, basée sur le pur devoir : cela serait utopique. Il est de l’essence même de tout échange d’inclure cet intérêt, qui doit être bien compris : il est de notre intérêt de considérer dans l’échange l’intérêt d’autrui.