La Fontaine, Les Fables - Le Lion, le Loup et le Renard

La lecture linéaire du texte.

Dernière mise à jour : 12/04/2024 • Proposé par: lude (élève)

Texte étudié

Un Lion décrépit, goutteux, n’en pouvant plus,
Voulait que l’on trouvât remède à la vieillesse :
Alléguer l’impossible aux Rois, c’est un abus.
Celui-ci parmi chaque espèce
Manda des Médecins ; il en est de tous arts :
Médecins au Lion viennent de toutes parts ;
De tous côtés lui vient des donneurs de recettes.
Dans les visites qui sont faites
Le Renard se dispense, et se tient clos et coi.
Le Loup en fait sa cour, daube au coucher du Roi
Son camarade absent ; le Prince tout à l’heure
Veut qu’on aille enfumer Renard dans sa demeure,
Qu’on le fasse venir. Il vient, est présenté ;
Et sachant que le Loup lui faisait cette affaire :
Je crains, Sire, dit-il, qu’un rapport peu sincère,
Ne m’ait à mépris imputé
D’avoir différé cet hommage ;
Mais j’étais en pèlerinage ;
Et m’acquittais d’un vœu fait pour votre santé.
Même j’ai vu dans mon voyage
Gens experts et savants ; leur ai dit la langueur
Dont votre Majesté craint à bon droit la suite :
Vous ne manquez que de chaleur :
Le long âge en vous l’a détruite :
D’un Loup écorché vif appliquez-vous la peau
Toute chaude et toute fumante ;
Le secret sans doute en est beau
Pour la nature défaillante.
Messire Loup vous servira,
S’il vous plaît, de robe de chambre.
Le Roi goûte cet avis-là :
On écorche, on taille, on démembre
Messire Loup. Le Monarque en soupa ;
Et de sa peau s’enveloppa ;
Messieurs les courtisans, cessez de vous détruire :
Faites si vous pouvez votre cour sans vous nuire.
Le mal se rend chez vous au quadruple du bien.
Les daubeurs ont leur tour, d’une ou d’autre manière :
Vous êtes dans une carrière
Où l’on ne se pardonne rien.

La Fontaine, Les Fables - Le Lion, le Loup et le Renard

Jean de La Fontaine, auteur classique français du XVII° siècle, s ’est largement inspiré de récits de l ’antiquité grecque ou romaine pour en faire des apologues poétiques, notamment dans les premiers livres de fables. Le grec Phèdre et le latin Esope lui ont parfois servi de modèles. Dans les livres VII à XI cependant, les fables sont plus étoffées, notamment quant au récit, voire plus graves aussi. Si les premiers recueils étaient dédicacés au Dauphin, ce deuxième ensemble est quant à lui dédicacé à la Marquise de Montespan, maîtresse de Louis XIV, protectrice des gens de lettres; le ton a donc changé.

Cette fable s'inspire, comme tant d'autres fables, du grec Esope (VII°-VI° siècle av JC), considéré comme le père de la fable. La Fontaine reprend et étoffe le sujet. Cette fable évoque, dans un monde animalier imaginaire, un vieux Lion qui, espérant guérir de sa vieillesse, fait venir des médecins à la Cour. Sa colère se déchaîne contre le renard-médecin qui ne s'est pas déplacé. Par une ruse habile, le renard détourne la colère du Prince contre le loup qui l'avait dénoncé.
Cette fable présente une alternance de vers (alexandrins, octosyllabes) et de rimes (croisées, suivies, embrassées), ce qui donne de la vivacité au texte.

Problématique

Par le biais d'une analyse linéaire, il sera intéressant de se demander comment le récit plaisant et imaginaire met en place la satire et la morale.

Mouvements du texte

⁃ Vers 1 à 7 : la mise en place du contexte, la maladie du Lion qui mande ses médecins
⁃ Vers 8 à 14 : l'accusation du Renard par le loup et colère du Prince (du Lion)
⁃ Vers 15 à 34. le discours-ruse du Renard qui prend sa revanche et fait exécuter le Loup
⁃ Vers 35 à 40 : la morale

I. La maladie du Lion qui mande ses médecins (v. 1 à 7)

Ces sept premiers vers sont presque tous des alexandrins, vers de l'épopée. Ici, cependant, la satire est mise en place. En effet, le vers 4 vient rompre ce rythme épique avec un octosyllabe, laissant place à la parodie et la satire, amenées par le sujet.

Vers 1 à 3 : le contexte est posé

Le contexte de la fable est posé, notamment avec l'imparfait « voulait » : le « Lion », roi des animaux, animal redouté, est ici qualifié par les adjectifs péjoratifs « décrépit » et « goutteux « au vers 1. La maladie et la vieillesse sont aggravées par la fin du vers 1 avec « n'en pouvant plus » mis à la rime. En un vers, le tableau d'un Prince ayant perdu sa splendeur est posé. Ceci est renforcé par l'ironie du vers 2 « voulait que l'on trouvât remède à la vieillesse » (antithèse entre remède et vieillesse). Le Prince devenant ici tyran ridicule.

Le vers 3 fait intervenir le narrateur au présent de vérité générale « c'est un abus », pour tirer une première leçon de morale initiale. Nous invitant à la sagesse, le fabuliste critique sévèrement l'entourage du Roi coupable « d'alléguer l'impossible ». Flatteurs et flattés sont ici touchés par la satire.

Vers 4 à 7 : la satire

Après avoir posé le contexte, le fabuliste lance le récit à proprement parler avec le passé simple « manda », temps du récit. Le fabuliste s'amuse à donner faussement de la grandeur au Lion. Les médecins sont alors placés sous le signe de la satire. Tels des médecins de Molière, ceux de La Fontaine sont caricaturés. Le présent de vérité générale « il en est de tous arts » permet de sous-entendre que certains sont des charlatans (c'est-à-dire, ils pratiquent toutes sortes de méthodes).

De plus, la périphrase « des donneurs de recette » pour les désigner renforce l'aspect péjoratif. « De toutes parts » et « de tous côtés » donne une impression de mouvement, de multiplicité, pour montrer le caractère courtisan des médecins qui viennent en foule quand le Roi les appelle.

II. Accusation du Renard par le loup et colère du Prince/Lion (v. 8 à 14)

Vers 8 et 9 : la non-venue du Renard, l'élément perturbateur

Le Renard-médecin ne se rend pas à l'appel du Roi. En deux vers, et sans que l'on sache pourquoi, au présent de narration « se dispense », le fabuliste apporte un élément perturbateur, déclencheur de l'intrigue. La non-venue du Renard est présentée avec un verbe et deux adjectifs qui montrent à la fois que le renard se tient loin de la cour tout en craignant les représailles « se dispense », « clos » et « coi ».

A charge contre lui : il ne vient pas et ne se défend pas, ne s'excuse pas. Se taire est un délit, tout comme trop parler peut l'être à la Cour (cf. "Les Animaux malades de la Peste"), dans ce monde où la parole et la non-parole sont dangers.

Vers 10 et 11: accusation du Renard par le loup

Le vers 10 et son enjambement sur le vers 11 étirent la stratégie du Loup. Pour se mettre en valeur à la cour, on attaque autrui. Le loup voit dans le retrait du Renard une occasion de se mettre en avant. On relève « en fait sa cour », « daube » et « coucher du roi » dans un champ lexical sommaire de la Cour.

Vers 11 à 13 : la réaction du Prince-Lion

La réaction du Prince-Lion est immédiate comme l'indique l'expression adverbiale « tout à l'heure ». Sa colère est rendue par les deux enjambements du vers 11 à 12 et du vers 12 à 13 et un discours rapporté proche de l'indirect libre (à mi-chemin entre direct et indirect) « qu'on le fasse venir » (qui permet au fabuliste de prendre ses distances avec le Lion). Le roi ne cherche pas à comprendre les raisons du Renard et le condamne.

C'est l'occasion pour La Fontaine, comme dans d'autres fables, de mener la satire du pouvoir royal et de son arbitraire. Au moment de l'affaire Fouquet, ministre des finances dont La Fontaine était le protégé, et qui fut condamné par Louis XIV , le fabuliste a pu constater à quel point la fortune était changeante à la cour et à quel point le pouvoir royal reposait sur l'arbitraire. Pour alléger le ton, le monde animalier reprend ses droits puisque le Lion veut « enfumer » Renard, pratique usitée à la chasse pour faire sortir l'animal.

Vers 13 à 14 : arrivée du Renard

La Fontaine ne s'attarde pas sur les détails, et, par le présent de narration « il vient » nous fait passer très rapidement aux paroles du Renard.

III. Le Renard prend sa revanche et fait exécuter le Loup (v. 15 à 34)

Vers 15 et 19 : le discours direct du Renard

Dans un premier temps, vers 15 et 16, le Renard passe par le plaidoyer pro domo (discours destiné à se défendre). Il utilise d'emblée un champ lexical de la parole diffamatoire pour qualifier les propos tenus à son encontre « peu sincère », « à mépris », « imputé ».

Un autre champ lexical, essentiel à la cour, celui de la flatterie, surgit des vers 15 à 19 : on relève « Sire », « hommage », « vœu fait pour votre santé ». La ruse se met en place progressivement, certes, par le mensonge et la flatterie, mais il s'agit pour Renard de se laver d'une accusation qui risque de lui coûter la vie. Comme dans les "Animaux malades de la Peste", la religion est invoquée par celui qui tente d'obtenir l'adhésion de son adversaire, ce qui est important à l'époque des Tartuffe et autres dévots. En effet, le Renard prétexte un « pèlerinage », ce qu'il relie à une ingénieuse flatterie à travers le « vœu fait pour [la ] santé » du Lion.

Vers 20 à 24 : le Renard poursuit sa ruse progressivement

L'adverbe « même » au vers 20 en tête de l'octosyllabe nous annonce qu'il atteint le point culminant de la ruse. Le passé composé avec les verbes « j'ai vu » , je « leur ai dit » donne l'impression que Renard retrace brièvement des recherches qui ont duré longtemps, soi-disant dédiées à la santé du roi. Il feint d'avoir rencontré « gens experts et savants », revenant ainsi à la préoccupation obsessionnelle du Lion pour sa propre santé. La ponctuation à la fin du vers 22 (deux points) marque une pause.

Le lecteur se demande par quel point d'orgue le Renard va clôturer sa ruse. L'octosyllabe qui suit se présente comme un bref et efficace diagnostic et fait alors rimer le nom commun « chaleur » avec la « langueur » dont souffre le Roi. Le passé composé du vers 24 « l'a détruite » , dénué de modalisation, montre que le renard se fait affirmatif, comme si son diagnostic était infaillible ; en effet, de l'effet produit, dépend sa survie (soit le Lion le suit, soit Renard est tué). Sa destinée est entre les mains de l'effet produit par son discours sur le Lion.

Vers 25 et 26: la situation se retourne

La ruse de Renard est d'attaquer son ennemi après s'être défendu. Plutôt que de mener un réquisitoire contre le loup, Renard le fait tuer sous un autre prétexte, en livrant la sentence comme une recette pour guérir le Lion de ses maux. Tout le génie de la fable repose sur la tournure de cette phrase à l'impératif, livrée sur un ton doctoral, avec des détails soi-disant destinés à améliorer la qualité du médicament.

« D'un Loup écorché vif appliquez-vous la peau/ toute chaude et toute fumante ». Les détails cruels sont tournés sous forme de farce médicale. Autre ruse, l'article indéfini « un loup » permet à Renard de feindre qu'il ne se préoccupe pas de son ennemi loup précisément, mais qu'il veut seulement soigner le Lion.

Vers 27 à 30 : le Renard fait de l'esprit

Le rythme ralentit, le Renard fait de l'esprit autour de sa recette. Avec le présent de vérité générale « le secret en est beau » et le futur « servira de robe de chambre », le sort du loup est réglé avec humour même si le roi n'a pas encore donné son avis. Le Renard tente le roi avec l'évocation d' un confort superflu et qui nécessite la vie d'un sujet.

Mais la cruauté du loup au début de la fable invite le lecteur à rire de ces cruautés réciproques à la cour, où il s'agit sans cesse de se défendre ou d'attaquer. De même, l'égoïsme et la cruauté du Lion prêtent à rire. La satire est ici féroce.

Vers 31 à 34 : le sort du Loup est vite tranché

L'octosyllabe du vers 31 nous livre un euphémisme amusant au présent de narration « goûte cet avis-là ». Un rythme ternaire présente la mise à mort du loup de façon lapidaire et cruelle : « on écorche, on taille, on démembre », cruauté renforcée par le pronom indéfini « on ».

Le rejet de « Messire Loup » au vers 33 donne un coup d'arrêt au récit de la ruse du Renard. L'indifférence du Monarque envers ses sujets est tournée en dérision. Le loup est mangé avec le passé simple expéditif « en soupa » et devient vêtement avec l'autre passé simple « de sa peau s'enveloppa ».

IV. La morale (v. 35 à 40)

La Fontaine s'adresse directement aux courtisans, les apostrophe, comme si, par ironie, il leur adressait le texte. Les conseils sont livrés par des verbes à l'impératif « cessez de vous détruire » et « faites votre cour [...] sans vous nuire ». Il reprend ici le concept d'ataraxie qui lui est cher : s'abstenir de nuire, ne pas chercher la gloire, s'éloigner des maux et des problèmes sont les secrets de la longévité pour lui qui a vu la chute de Fouquet.

Le moraliste avance ses maximes « le mal se rend chez vous au quadruple du bien » avec un présent de vérité générale frappant. Selon ce qui sera plus tard le principe de l'arroseur arrosé, il rappelle les renversements de situation que nous prépare la Fortune : « les daubeurs ont leur tour » (ceux qui se moquent seront un jour moqués). En cause : la Cour, « carrière où l'on ne pardonne rien ». La morale confirme bien ici le récit : tout est danger à la cour.

Conclusion

Une satire féroce de la Société du XVIIe siècle est donc ici menée. Les travers de la Cour sont mis en relief, et personne n ’échappe à la satire. Tout le récit tend à critiquer le fonctionnement de Versailles, basé sur les flatteries, les trahisons, les abus de pouvoir. Les médecins sont ici des flatteurs inefficaces, le Lion est un vieux monarque aveuglé par son égoïsme et sa tyrannie, le Loup est un courtisan cruel et ridicule car il ne craint rien, à tort.

Quant au Renard, s'il est le vainqueur de la ruse, et s'il est forcé de mentir pour se sauver, il fait preuve de cruauté lui aussi et se montre tel un courtisan habile et un ennemi redoutable. A Versailles, on ne peut qu'être cruel, sinon on est en danger. Au delà de la critique des mœurs, il s'agit bien d'une dénonciation politique.