Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde - Partie I, scène 8

Lecture linéaire

Dernière mise à jour : 12/11/2022 • Proposé par: jllesaint (élève)

Texte étudié

LA MERE. ─ Cela ne me regarde pas,
je me mêle souvent de ce qui ne me regarde pas, je ne change pas, j’ai toujours été ainsi.
Ils veulent te parler, tout ça,
je les ai entendus
mais aussi je les connais,
je sais,
comment est-ce que je ne saurais pas ?
Je n’aurais pas entendu, je pourrais plus simplement encore deviner,
je devinerais de moi-même, cela reviendrait au même.
Ils veulent te parler,
ils ont su que tu revenais et ils ont pensé qu’ils pourraient
te parler,
un certain nombre de choses à te dire depuis longtemps et
la possibilité enfin.
Ils voudront t’expliquer mais ils t’expliqueront mal,
car ils ne te connaissent pas, ou mal.
Suzanne ne sait pas qui tu es,
ce n’est pas connaître, cela, c’est imaginer,
toujours elle imagine et ne sait rien de la réalité,
et lui, Antoine,
Antoine, c’est différent,
il te connaît mais à sa manière comme tout et tout le mon de,
comme il connaît chaque chose ou comme il veut la
connaître,
s’en faisant une idée et ne voulant plus en démordre.
Ils voudront t’expliquer
et il est probable qu’ils le feront
et maladroitement,
ce que je veux dire,
car ils auront peur du peu de temps que tu leur donnes,
du peu de temps que vous passerez ensemble
– moi non plus, je ne me fais pas d’illusion, moi aussi je me doute que tu ne vas pas traîner très longtemps auprès de
nous, dans ce coin-ci.
Tu étais à peine arrivé,
je t’ai vu,
tu étais à peine arrivé tu pensais déjà que tu avais commis une erreur et tu aurais voulu aussitôt repartir,
ne me dis rien, ne me dis pas le contraire – ils auront peur
(c’est la peur, là aussi)
ils auront peur du peu de temps et ils s’y prendront maladroitement,
et cela sera mal dit ou dit trop vite,
d’une manière trop abrupte, ce qui revient au même,
et brutalement encore,
car ils sont brutaux, l’ont toujours été et ne cessent de le devenir,
et durs aussi,
c’est leur manière,
et tu ne comprendras pas, je sais comment cela se passera
et s’est toujours passé.

Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde - Partie I, scène 8

Ce texte est à présenter en le situant dans l'œuvre, c'est-à-dire au début de la pièce, après la scène 7 entre Suzanne et Louis qui a montré leur incommunicabilité. Ici La Mère parle à Louis. Elle veut lui expliquer pourquoi le dialogue est rompu entre lui et ses frère et sœur, pourquoi Antoine et Suzanne sont comme ils sont, parlent comme ils parlent, qui ils sont au fond.

On peut étudier dans ce texte la dramaturgie, c'est-à-dire proposer des intentions de jeu et les justifier.

Deux mouvements dans le texte avec deux temporalités distinctes:
- ligne 1 à 8, prédominance du "je" et de l'emploi du passé composé
- ligne 9 à la fin, prédominance du "ils" et de l'emploi du futur

- « je » = la mère
- « tu » = Louis
- « ils » = Antoine et Suzanne dont on parle en leur absence

Problématique possible: comment le discours de la mère non seulement ne justifie rien mais augmente la situation d'incommunicabilité de cette famille ?

I. 1er mouvement : lignes 1 à 8

– « expliquer » = il s'agit bien ici de donner des raisons, des raisons aux futures conversations entre ses trois enfants, de donner des raisons à Louis pour qu'il écoute, de justifier aussi les paroles et les attitudes d'Antoine et Suzanne

– « et il est probable qu'ils le feront » : utilisation de la conjonction de coordination, récurrente dans la pièce, accumulation, ajout et précision, mise en évidence d'une parole qui se cherche, qui cherche à dire les choses de la façon la plus juste possible. A la fois hypothèse (« probable ») et certitude (futur verbe faire)
– « et maladroitement, » : mise en évidence de la « gaucherie » de ces deux enfants, Antoine et Suzanne, qui ne sont pas « adroits » qui ne savent pas faire, qui sont du côté du mal...

– « ce que je veux dire, » : de nouveau, tentative de la mère d'être la plus précise possible, comme si la parole était difficile, mais aussi la discussion, le dialogue.
– « car ils auront peur du peu de temps que tu leur donnes, » : la conjonction de coordination introduit la cause, de nouveau, tentative d'explication mais surtout de justification, qui retourne la situation, finalement c'est Louis qui est coupable ou culpabilisé, il donne « peu », peu de lui, peu de « temps » (cruauté ironique , car effectivement, Louis, qui va mourir, a peu de temps)

– « du peu de temps que vous passerez ensemble » : répétition et insistance, urgence.

– « – moi non plus, je ne me fais pas d'illusion, moi aussi je me doute que tu ne vas pas traîner très longtemps auprès de nous, dans ce coin-ci. » : incise de la mère qui se met clairement du côté de Suzanne et Antoine, contre Louis. Après l'avoir culpabilisé, avoir fait pesé sur Louis la responsabilité du comportement de ses frère et sœur. La mère s'associe ainsi à ses deux enfants présents contre l'enfant absent. Le mot « illusion » renvoie aux désillusions que Louis a certainement entraîné chez sa mère, qui est déçue par avance. Le mot « Illusion » évoque le théâtre aussi. Elle n'investit pas trop dans la présence de Louis avec une construction en parallélisme « moi non plus » // « moi aussi ». Le verbe « traîner » est péjoratif, et montre bien qu'elle a peu d'espoir en son fils aîné. La répétition des formes négatives, « dans ce coin-ci » donne une idée de punition, d'enfermement, et dévalorisation du lieu d'habitation de la mère, de Suzanne et Antoine, en opposition à Louis le voyageur.

II. 2ème mouvement : lignes 9 à la fin

On a une utilisation du futur car il y a une projection de la mère dans les événements à venir, les paroles à venir. La mère est celle qui sait, d'instinct, de prescience, d'intuition organique.

« Tu étais à peine arrivé, je t'ai vu, tu étais à peine arrivé tu pensais déjà que tu avais commis une erreur et tu aurais voulu aussitôt repartir » : la question du temps est ici très importante. La mère raconte au passé proche ce qu'elle a ressenti, compris, su, seulement en regardant son fils. Les adverbes de temps mettent en évidence du caractère très passager de la présence de Louis dans sa famille. Elle pense que Louis pense qu'il s'est trompé, qu'il n'aurait pas du venir, « à peine, déjà, aussitôt » donnent un sentiment d'urgence et de constat d'échec.

« ne me dis rien, ne me dis pas le contraire » : incise, implicite du jeu théâtral, l'acteur qui joue Louis doit montrer qu'il veut parler pour que sa mère, à l'impératif, par une double négation, lui demande de se taire (alors que paradoxalement elle ne cesse de penser qu'il faut mieux communiquer dans cette famille).

« – ils auront peur (c'est la peur, là aussi) ils auront peur du peu de temps » : tentative de justification et d'explication, de l'attitude de Suzanne et Antoine, en insistant sur la peur. « là aussi » : elle parle de Louis et d'elle, de tout le monde, car c'est la peur qui mine cette famille, qui l'empêche de communiquer, la peur née de l'ignorance qu'ils ont les uns des autres. Mais aussi le « peu de temps », ce temps qui manque pour communiquer. Ironie cruelle encore, oui, car Louis a très peu de temps.

« et ils s'y prendront maladroitement, et cela sera mal dit ou dit trop vite, d'une manière trop abrupte, ce qui revient au même, et brutalement encore car ils sont brutaux, l'ont toujours été et ne cessent de le devenir, et durs aussi, c'est leur manière,» : de nouveau on a une justification (et échec de l'éducation donnée) avec mise en évidence par le champ lexical d'une violence contenue ou explosive, de la gaucherie mais aussi de la malignité de Suzanne et Antoine, dont la violence est exponentielle, ne cesse de croître. La parole est niée, la parole est mauvaise ou trop rapide, donc inefficace, la communication est rompue car brutale, dure, agressive. On a une accumulation de conjonctions de coordination « et » qui servent aussi de connecteur cause/conséquence. L'importance des adverbes « maladroitement » et « brutalement » est mise en avant par la rime avec « peu de temps ». « c'est leur manière » est une vérité générale et une tautologie: c'est ainsi, c'est leur façon d'être, leur éducation, d'être violents. Constat d'échec.

« et tu ne comprendras pas, je sais comment cela se passera et s'est toujours passé. » // « car ils sont brutaux, l'ont toujours été et ne cessent de le devenir »: on a une inversion temporelle entre les enfants. Louis est associé au futur, présent futur proche, passé VS présent, passé, présent futur proche. Exclusion de Louis qui est l'ignorant (ne comprend pas, ne sait pas) et certitude de la mère qui pressent la catastrophe.

Conclusion

La parole de la mère est donc difficile. La parole de Louis est elle empêchée et enfin celle de Suzanne et Antoine violente. Il y a donc mise en question de la communication intrafamiliale, et donc une incommunicabilité.