Bac philo 2019 - Série ES

LEIBNIZ, “Remarques sur la partie générale des Principes de Descartes” (1692)

Expliquer le texte suivant :

Nous avons le libre arbitre, non pas quand nous percevons, mais quand nous agissons. Il ne dépend pas de mon arbitre de trouver le miel doux ou amer, mais il ne dépend pas non plus de mon arbitre qu’un théorème proposé m’apparaisse vrai ou faux ; la conscience n’a qu’à examiner ce qui lui apparaît. Lorsque nous décidons de quelque chose, nous avons toujours présentes à l’esprit ou bien une sensation ou une raison actuelles, ou tout au moins un souvenir actuel d’une sensation ou d’une raison passées ; bien qu’en ce dernier cas nous soyons souvent trompés par l’infidélité de la mémoire ou par l’insuffisance de l’attention. Mais la conscience de ce qui est présent ou de ce qui est passé ne dépend nullement de notre arbitre. Nous ne reconnaissons à la volonté que le pouvoir de commander à l’attention et à l’intérêt ; et ainsi, quoiqu’elle ne fasse pas le jugement en nous, elle peut toutefois y exercer une influence indirecte. Ainsi il arrive souvent que les hommes finissent par croire ce qu’ils voudraient être la vérité, ayant accoutumé leur esprit à considérer avec le plus d’attention les choses qu’ils aiment ; de cette façon ils arrivent à contenter non seulement leur volonté mais encore leur conscience.

LEIBNIZ,  Remarques sur la partie générale des Principes de Descartes (1692)

Avertissement : il ne s’agit ici que de pistes de réflexion et non d’une copie type nécessairement attendue par vos correcteurs. D’autres approches, d’autres thèses et arguments sont possibles. 

Introduction / Problématisation

Quel lien entretiennent la faculté de penser et celle de choisir, la raison et la volonté ? L’une peut-elle agir sur l’autre ? Y a-t-il entre elles une relation de précédence ou de préséance ? Et le cas échéant, tient-on ici la cause de nos erreurs de jugement ? C’est à ces questions difficiles que le texte de Leibniz, philosophe allemand du XVIIe siècle, cartésien formaliste, cherche à répondre dans ce texte extrait de ses Remarques sur la partie générale des Principes de Descartes. Si la première partie du texte souligne les limites des pouvoirs du libre arbitre sur la connaissance et dans un second temps réduit son domaine d’influence à l’action, la fin du texte met l’accent sur les interférences entre les deux facultés et expliquent ainsi d’où procède l’erreur dans certains de nos jugements.

Partie I.

Dans un premier temps, Leibniz avance la thèse principale du texte : la liberté ne peut agir sur la connaissance, car celle-ci précède celle-là. Une telle affirmation peut sembler problématique, car si la connaissance s’impose d’elle-même, comment l’erreur est-elle possible ? Mais le texte retarde l’explication de la source de l’erreur. Il se soucie davantage d’étayer la thèse initiale en distinguant deux types de connaissances, celles fournit par la sensation et celles données par l’entendement. Leibniz illustre le premier type de connaissance par l’exemple du goût du miel, exemple classique qu’utilisaient déjà les Grecs. La liberté n’intervient pas dans l’impression donnée au sens gustatif : cette impression s’impose à moi suivant la complexion de mon corps. Ainsi je ne choisis pas de trouver le miel doux ou amer. Est-ce à dire que Leibniz est ici sensualiste comme le sont les empiristes anglais de son temps ? Non pas, car le second exemple montre que les vérités de raisonnement s’imposent avec la même force que celles issues des sens. La justesse d’un théorème ne dépend pas de mon bon vouloir. Leibniz n’est pas loin ici d’accorder à Descartes qu’il commente le crédit du critère de l’évidence comme signe du vrai. Cependant on sait par ailleurs que Leibniz n’est pas un intuitionniste, mais un formaliste. Il concède d’ailleurs que les évidences sensorielles ou rationnelles peuvent être affectées par la faiblesse de la mémoire ou les baisses de notre attention, mais il refuse, à ce stade de l’argumentation, de faire entrer en jeu la liberté pour expliquer comment l’erreur peut s’immiscer dans nos jugements.  

Partie II.

Dans un second temps, Leibniz recentre l’analyse sur la liberté. Son pouvoir, explique-t-il, s’exerce sur l’attention et sur l’intérêt. Comme l’avait déjà enseigné Descartes, la force de la volonté est de pouvoir porter l’attention là où elle le souhaite. C’est ce pouvoir qui permettait par exemple à Descartes de douter de tout en dépit des croyances spontanées qui font que nous tenons pour vrai ce qui s’offre au regard. Leibniz ajoute à ce pouvoir de diriger notre attention celui de l’intérêt, c’est-à-dire de la motivation. La liberté peut en effet choisir en raison de ce qui lui paraît utile de sélectionner l’objet de sa croyance. Mais ce pouvoir en est-il vraiment un ? Subtilement, Leibniz suggère que la motivation qui nous pousse à croire telle chose pour vraie peut ne pas être consciente. On sait par ailleurs que Leibniz est le découvreur de l’inconscient qu’il appelle « les petites perceptions » et que l’inconscient détermine notre jugement à notre insu. La psychanalyse montrera combien les motivations cachées, enfouies en nous, déterminent nos choix. Ici on peut penser que l’intérêt désigne davantage ce qui s’accorde avec les coutumes, les superstitions, les croyances religieuses du XVIIe siècle.

Partie III.

La fin du texte montre ainsi comment la liberté peut agir sur la raison et la détourner de la vérité. Leibniz propose ici une genèse du préjugé. La vérité n’est plus donnée, mais voulue. Elle est comme prédéterminée par la volonté qui plie le réel à son bon vouloir. Certes Descartes avait déjà établi que l’erreur procède de l’écart qui existe entre l’entendement qui est fini et la liberté qui est infinie. Mais il maintenait à la liberté, pouvoir que seul l’homme partage avec Dieu, un privilège indéniable dans la quête du vrai puisque sans elle on ne peut douter méthodiquement pour fonder la connaissance. Leibniz semble ici davantage retenir les dangers de la toute-puissance de cette liberté. La dernière phrase du texte montre comment elle se satisfait elle-même en donnant bonne conscience à ceux qui en abusent. En effet dès lors qu’elle préoriente nos croyances, celles-ci coïncident avec les faits et adhèrent sans scrupule à ce que de faux raisonnements suggèrent de croire. Pour Leibniz, l’homme se dupe facilement lui-même parce qu’il ne démêle pas suffisamment ce qui relève de la raison et ce qui relève de la liberté. Il tient pour vrai ce qu’il veut croire.

Conclusion

Dans le système de Leibniz, la raison prime sur le libre arbitre. Dieu lui-même est en un sens soumis au fameux principe de raison suffisante. Dans le système de Descartes, la liberté reste un pouvoir absolu et Dieu n’est pas soumis à la raison. Le texte proposé ici confronte donc ces deux points de vue sur nos facultés. Il appelle à rester vigilant sur ce qui motive notre attention afin que nous ne soyons pas dupes de notre pouvoir réel en matière de connaissance et d’accès au vrai.    

Phrase du jour

“La matière inquiète par la solitude qui en émane”

François Dagognet Philosophie magazine, mai 2013

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